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Médiamétrie: bienvenue dans l'usine à chiffres

Le 11 June 2013
Enquête commentaires (1)
Par Mathieu Robert A lire aussi

«C'est présenté comme un travail de bureau, mais en fait c'est l'usine». Anne, télé-enquêtrice depuis deux ans chez Médiamétrie. «Une production, des superviseurs et des ouvriers.»

Les ouvriers, ce sont les télé-enquêteurs. Environs 400 à Amiens, ils remplissent par téléphone des enquêtes d'audience pour les médias, principalement les radios. La plupart des salariés sont à temps partiel, mais en CDI. Pourtant ils ne restent pas très longtemps chez Médiamétrie, un peu plus de trois ans en moyenne.

Quatre d'entre eux, tous étudiants quand ils ont signé leur contrat, ont accepté de nous raconter leurs soirées de boulot, pendus de 17h30 à 21h30 aux téléphones du 12 bis boulevard d'Alsace-Lorraine. Une adresse qui rime, pour eux, avec vacarme, stress et insultes.

 

Leur témoignage est précieux car dans cette entreprise d'environs 450 salariés, installée à Amiens depuis 2000, les syndicats ont du mal à s'imposer (voir notre article). Delphine: «On a rapidement compris qu'il ne fallait pas faire confiance aux syndicats. Ils sont incapables de répondre à tes questions.» Même avis pour Sébastien: «Je me dis que si je leur dis un truc, ça remontera à la direction». «On ne les voit jamais», confirme Julien.


Les locaux de Médiamétrie, Amiens

Derrière les grandes baies vitrées, peu de salariés osent se plaindre de leur sort car peu connaissent leurs droits. «Il y a beaucoup de jeunes dont c'est le premier travail, observe Delphine. Ils n'ont pas une bonne culture du monde du travail. Ils se contentent de ce qu'on leur donne». «Les seules personnes que tu vas rencontrer, ce sont ceux qui connaissent leurs droits», prédit Anne.

«Des hurlements, comme sur du bétail»

«Au début, tu te dis que ça va être marrant, se souvient Anne. Tu commences par trois jours de formation, il y a plein de jeux de mise en situation». Mais rapidement, les salariés déchantent et découvrent un job très peu attrayant.

Les postes de travail sont disposés «en travées», si bien qu'il est difficile de communiquer avec ses collègues. «T'es enchaîné à ton ordi», décrit Julien. «Tu n'as le droit de bouger de ta chaise, pas le droit de te retourner ou de rigoler», raconte Delphine «Enfin, ça dépend des sup'.» «Tu arrives à discuter un peu avec le voisin d'à-côté, mais c'est très limité», explique Sébastien.

Dans la principale salle de travail qui peut accueillir 200 téléconseillers, l'ambiance ressemble à celle d'une école. Dans les rangs, un surveillant fait les cent pas pour vérifier que chaque salarié fait bien son travail. «Tu es placé comme à l'école, raconte Delphine. Ils essaient de ne pas mettre les papoteuses ensemble. Alors, pour éviter d'être placé, il faut aller dans l'équipe d'un superviseur qui ne te connaît pas encore».

Dans les travées, le niveau sonore est tel que les télé-conseillers ont parfois du mal à se faire entendre au téléphone. «T'es obligé de pousser la voix. Les gens au téléphone te demandent 'mais vous êtes où là, au travail?'», raconte Anne. «Je ne sais pas si on peut parler des management chez Mediamétrie, c'est plutôt des hurlements, comme sur du bétail. Ils hurlent les consignes, et tu dois les comprendre, que tu sois en ligne ou pas.» Julien confirme: «C'est impossible de faire son travail calmement, les superviseurs n'arrêtent pas crier».

«Cinq insultes chaque jour»

Le stress vient aussi du combiné. Au téléphone, les télé-enquêteurs se font insulter régulièrement par les personnes qu'ils appellent. «On se fait insulter au moins cinq fois chaque soir. Les gens sont inhumains au téléphone, témoigne Anne. Comme on appelle tard, que l'on est les derniers enquêteurs à les appeler dans la journée, les gens se déchaînent sur nous. 'Pouffiasse', 'salope'. Des jolis noms d'oiseaux».

«Il y a des gens qui te demandent si tu n'as pas honte de faire ce boulot, raconte Delphine. Moi j'ai rapidement arrêté de me battre. Et puis c'est rare que tu utilises ton vrai prénom, alors tu ne le prends pas pour toi.»

«Quand il fait beau, les gens sont très désagréables. Tu te fais pourrir, raconte Anne. En même temps, tu les comprends ; appeler au delà de 20 heures, c'est indécent.»

De retour chez eux, les salariés ne trouvent pas tout de suite le repos. «Quand tu rentres chez toi, tu n'as pas l'impression d'avoir sauvé des gens. Tu te sens comme une merde», assure Anne. «Déjà tu mets deux ou trois heures à te calmer. Moi je n'arrive pas à manger, je m'endors super tard.» «On est complètement déphasés», témoigne Delphine.

Trois niveaux de contrôle

La deuxième caractéristique de leur travail, c'est le contrôle permanent. «On pourrait en faire un métier parce qu'il faut beaucoup de qualités pour respecter les consignes, mais ce n'est pas le choix qu'a fait Médiamétrie, regrette Julien. Ils veulent de la main d’œuvre peu qualifiée. Le seul moyen de garantir la qualité, c'est le contrôle, une pression de contrôle très intense.»

Le premier contrôle est visuel. Il est exercé par le superviseur qui passe dans les rangs. «Il peut aussi se brancher sur ton poste, devant toi, pour écouter». Le deuxième niveau de contrôle est exercé par les contrôleurs. Situés dans une petite salle à part, ils peuvent écouter n'importe quel télé-enquêteur, sans le prévenir à l'avance.

«Le message, c'est qu'ils sont là pour t'aider», explique Julien. Mais chacun de leur contrôle peut donner lieu à une sanction, que l'on appelle «gravité» chez Médiamétrie. Et une gravité donne lieu à une baisse de la prime accordée au télé-conseiller.

«Tu es dans une situation bizarre à chaque fois que tu es contrôlé, tu sais que tu vas perdre de l'argent. Ça crée un stress énorme, les gens viennent avec la peur au ventre. Chaque jour, tu perds de l'argent, tu te fais contrôler et insulter», résume Julien.

Un troisième niveau de contrôle est mis à la disposition des clients de Médiamétrie, les médias. «Ils peuvent t'écouter depuis Paris. Et tu as un compte-rendu quelques semaines plus tard», assure Julien.

«J'étais un bon élément, donc ça ne me dérangeait pas d'être contrôlée, relativise Delphine, qui a quitté la maison il y a quelques mois. Mais quand on voyait les nouveaux se faire contrôler, on avait beaucoup compassion. Souvent, ils perdent complètement leurs moyens, ils se mettent à bégayer. C'est horrible».

Transparence zéro

C'est dans ces conditions que se construit l'audience des radios publiée tous les deux mois dans les médias. 126 000 interviews à réaliser sur dix mois de l'année.

Pendant quatre heures, les appels se succèdent, entrecoupés de pauses qui durent de 30 secondes à une minute. À chaque appel, les télé-enquêteurs doivent convaincre des personnes choisies au hasard de répondre à un questionnaire d'environs 30 minutes.

«Dites-moi si en semaine, du lundi au vendredi, vous avez l'habitude d'écouter RTL: tous les jours, presque tous les jours, une à deux fois par semaine, moins souvent ou jamais...»

Problème, cette audience est mesurée tous les jours. Mediamétrie doit toucher chaque soir un échantillon représentatif de la population. «On ne peut pas se rattraper le lendemain. Tous les soirs, il y a un objectif à faire», nous explique la directrice. «Dans ce secteur, tu dois produire des chiffres chaque jour. Y'a pas moyen, à telle heure, il faut que ça sorte», confirme Sébastien.

«21h30, c'était un horaire indicatif»

Alors, de temps en temps, les salariés font du rab. Les jours de match de foot par exemple, lorsque personne ne veut répondre au questionnaire.

Jusqu'à il y a deux ans, ces heures de rab étaient présentées de façon volontairement floue, selon Anne. «Il y a encore deux ans, ils nous disaient que l'on avait pas le droit de sortir à 21h30, que c'était un horaire indicatif. Alors que c'est notre horaire de travail, raconte-t-elle. Pour partir à 21h30, il fallait se justifier. Et quand ils nous laissaient partir, c'était considéré comme une faveur.»

«Il n'y a pas de transmission d'information sur le droit du travail, peste Sébastien. On laisse les gens dans l'ignorance.»

«Je me souviens que l'on finissait les enquêtes de Rouen [le deuxième centre d'appel de Médiamétrie se situe à Rouen, ndlr]. Là-bas, les représentants du personnel étaient plus actifs. Ils avaient réussi à faire valoir leur droit de partir à 21h30, avant nous», se souvient Delphine.

«Totalement faux, promet le directeur de Médiamétrie, Jacques-François Fournols. Le droit du travail est le même à Rouen et à Amiens. Si quelqu'un a un bus à prendre, on le laisse partir. Si certaines personnes veulent rester, c'est la bonne volonté de chacun.»

Une réponse qui scandalise Anne et Delphine. «Lorsque les salariés demandaient s'ils pouvaient sortir à 21h30, comme indiqué sur leur planning, on leur répondait: 'non, vous pouvez sortir à 21h30 seulement si on a fini toutes les études'. Les délégués du personnel et les délégués syndicaux nous donnaient la même info. Précisons que personne chez Médiametrie ne s'est jamais excusé auprès des salariés de nous avoir menti pendant si longtemps».

Aujourd'hui, cette période est encore en mémoire. «Si tu pars avant que les objectifs ne soient atteints, il y aura toujours un superviseur pour te dire 'Partir à 21h30, c'est un droit, mais ça n'a pas toujours été comme ça'», témoigne Julien.

Dans l'œil du Télescope

Suite à notre précédent article, j'ai pu visiter les locaux de Médiamétrie, en compagnie de la directrice du site d'Amiens et de la chargée de communication de l'entreprise.

Parallèlement j'ai mené une série d'entretiens avec des salariés, dont les noms ont été modifiés dans l'article pour préserver leur anonymat.