Archives du journal 2012-2014

Les langues victimes du budget serré de l'UPJV

Le 27 September 2013
Enquête commentaires
Par Fabien Dorémus

Depuis cette rentrée universitaire 2013, la langue hébraïque n'est plus enseignée à l'Université de Picardie Jules-Verne. Une première depuis 25 ans, selon Nicole Abravanel, responsable des études hébraïques à l'UPJV. Cette enseignante en histoire a pris très à cœur la défense de l'enseignement de l'hébreu. Depuis presque un an, elle bataille pour qu'il subsiste. En vain.

Pourquoi supprimer l'hébreu ? À vrai dire, ce n'est pas cette langue en particulier qui est visée par l'Université de Picardie Jules-Verne, mais tous les enseignements dits «optionnels» de la faculté des Langues, comme l'arabe ou l'hébreu.



Nicole Abravanel, responsable des études hébraïques à l'Université de Picardie Jules-Verne.

En cause : le manque de financement. «Vous n'ignorez pas que les restrictions budgétaires tous azimuts qui affectent les universités n'épargnent pas la nôtre, et que ces restrictions ont des répercussions sur les conditions matérielles de nos enseignements», expliquait Jean-Paul Jullien, le directeur de l'UFR (faculté) des Langues, le 20 décembre 2012 dans une lettre adressée aux enseignants.

La LRU plombe toujours le budget

Dans la même lettre, il expliquait que la fac des Langues «ne sera plus en mesure de prendre en charge les frais de déplacement des enseignants vacataires qui interviennent dans les enseignements optionnels».

Problème, seule l'UFR des Langues finance ces enseignements, or «nous ne pouvons plus financer en heures complémentaires des enseignements qui servent très majoritairement à des étudiants d'autres composantes sans aucune compensation de leur part». Le discours est clair : l'argent de l'UFR des Langues doit servir aux étudiants inscrits à l'UFR des Langues. Point de solidarité en période de restriction budgétaire.

Pour rappel, l'université de Picardie Jules-Verne, étant obligée de faire face à des problèmes financiers résultants de la réforme LRU (voir notre article), avait contraint chaque UFR à réduire de 25% son nombre d'heures dites «complémentaires».

Résultat : l'UFR de Langues fermera chaque enseignement qui ne compte pas au moins sept étudiants inscrits à l'UFR des Langues. Pourquoi sept ? «Une décision arbitraire», juge Nicole Abravanel, la responsable des études hébraïques à l'UPJV.

Sabotage de la pédagogie

Au moment de cette annonce, nous sommes en décembre 2012. Le prochain semestre commence quelques semaines plus tard, en janvier 2013. Des fermetures ont-elles eu lieu tout de suite ? Non. «Pour éviter une suppression brutale en cours d'année universitaire, et à titre provisoire, je vous propose de mutualiser les niveaux 1 et 2 [débutant et confirmé, ndlr] de ces enseignements», indiquait Jean-Paul Jullien dans sa lettre.

Une fusion des niveaux que trouvent aberrante les enseignants. «Les niveaux sont très hétérogènes, témoigne Nazih Ramadan, professeur d'arabe à l'UPJV depuis cinq ans. On a toujours fonctionné en deux groupes pour respecter la progression des élèves, qui se fait par étapes. Mettre le niveau 1 avec le niveau 2, c'est saboter la pédagogie.» La direction de l'UPJV argue que cette fusion existe déjà dans d'autres langues comme l'allemand. Mais ce serait oublier les spécificités de l'hébreu et de l'arabe, qui requièrent en premier lieu l'apprentissage d'un alphabet singulier, répondent les enseignants de ces langues.



Nazih Ramadan enseigne l'arabe à l'université depuis cinq ans.

En dépit de ces remarques, les cours ont été fusionnés. Officiellement. Car Nazih Ramadan a fait de la résistance. Il a maintenu pendant tout le semestre dernier la séparation des groupes par niveau. Ce qui lui faisait faire des heures supplémentaires non payées «mais ça ne m'importe pas». La pédagogie avant tout.

Dès janvier 2013, une bataille de chiffres est lancée entre la direction de l'UFR des Langues et les partisans du maintien des cours d'arabe et d'hébreu. Il s'agit pour ces derniers de montrer que les enseignements bénéficient bien aux étudiants inscrits à l'UFR de Langues.

Une pétition réunit plus de 350 signatures

À ce jeu, c'est l'arabe qui s'en sort le mieux. Au deuxième semestre de l'an passé, 32 élèves suivaient le cours «débutant» d'arabe et 14 le niveau «confirmé», dont une bonne partie d'étudiants issus de la fac de Langues. En revanche pour l'hébreu, les effectifs étaient moindres. Oscillant entre sept et dix-huit étudiants par an (en cumulant les deux niveaux), le cours d'hébreu n'a pas survécu aux nouvelles règles de l'UPJV. «Pourtant deux tiers de ces étudiants provenaient de la fac de Langues», assure Nicole Abravanel.

Dans le même temps que se menait cette bataille de chiffres, une pétition circulait dans les couloirs de la fac et sur internet, réclamant le maintien des enseignements. D'abord signée sur le papier par 60 enseignants de l'UPJV, la pétition mise en ligne a reçu l'aval de 300 personnes supplémentaires.

Le ministère temporise

Et ce n'est pas tout. En juillet dernier, les syndicats Snesup-FSU et FO ont envoyé une missive à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, pour l'avertir de la situation. La lettre demandait également à la ministre d'intervenir puisque celle-ci avait déclaré dans le journal Le Monde vouloir agir pour que les disciplines rares ne disparaissent pas.

Le directeur de cabinet de Geneviève Fioraso a répondu le 9 septembre 2013 que «le soutien et la consolidation des disciplines «rares» prendrait du temps» et qu'une cartographie nationale de celles-ci était en cours. Bref, il ne faudra rien attendre du ministère avant la rentrée 2014.

Forts de cette mobilisation et d'un nombre d'étudiants jugés suffisants, les cours d'arabe ont pu reprendre normalement cette année. En deux groupes distincts, sans mutualisation des niveaux. Quant à l'hébreu, il est passé à la trappe.

Une décision motivée par des raisons budgétaires. Mais combien économise l'UPJV en supprimant l'hébreu ? D'après les calculs effectués par le syndicat Snesup-FSU, l'université éviterait une dépense de 4000 à 5000 euros, «soit environ 0,002% du budget de l'établissement».

«Ils nous ont divisés»

Tout ça pour ça ? Oui. Catherine Barry, vice-présidente du Cevu (Conseil des études et de la vie universitaire) assume la décision : «Il faut des critères pour toute l'UPJV. Il n'y a pas que l'hébreu dans ce cas là. Plein d'UE [unités d'enseignement, ndlr] sont traitées de la même façon. Parfois on ouvre des enseignements, d'autres fois on en ferme.»

Catherine Barry ne ferme d'ailleurs pas la porte à un retour de l'enseignement de l'hébreu si une demande étudiante s’avérait assez forte. «Encore faudrait-il qu'on me donne le droit d'afficher ! », rétorque Nicole Abravanel, la responsable des études hébraïques. L'enseignante accuse la direction de l'UFR des Langues de censure à l'affichage.

En cette rentrée 2013, les cours d'arabe affichent une belle vitalité avec près de quarante étudiants au niveau «débutant». Mais Nazih Ramadan, l'enseignant, appréhende. «Avec les enseignants d'hébreu, nous nous sommes battus ensemble. Maintenant, l'hébreu n’existe plus. Ils nous ont divisés. Si l'an prochain, je n’atteins pas le quota d'étudiants, je ne pourrai pas me défendre. Je serai tout seul.»