Archives du journal 2012-2014

Etienne Desjonqueres

Conseils d'habitants et avis citoyens, un bilan

Le 04 March 2014
Tribune commentaires

Conseils d’habitants tirés au sort. «Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir!»

Quatre Conseils d'habitants, tirés au sort, ont été expérimentés à Amiens de 2008 à 2014. Durant ce mandat, ce dispositif qui, dans le Projet Municipal, visait à réduire l'indifférence citoyenne à l'égard de la politique, à apporter, par une expertise d'usage des habitants, une efficacité à l'action politique, à permettre aux Amiénois de s’approprier leur ville, et enfin, à ouvrir de nouvelles possibilités de vie démocratique, a produit des effets jusqu'alors inaperçus que nous voudrions faire partager à tous ceux qui s'investissent dans le domaine de la Démocratie Participative.

Il ne s'agit pas de proposer ici un modèle, mais un exemple qui pourrait guider et éclairer les recherches qui se développent dans de très nombreuses municipalités en France aujourd'hui. Cette expérience montre que la Démocratie participative n'est pas une aspiration à une Démocratie directe, une critique de la Démocratie représentative, mais un stimulant pour celle-ci. Certains voient dans ces dispositifs quelque chose de divertissant, de « sympathique », il s'agit, bien au contraire, de quelque chose de très puissant, d'innovant, et gros d'avancées démocratiques non négligeables.

Du dispositif

Des femmes et des hommes (28 par Conseil) choisis par le sort, éclairés sur le dispositif, pas nécessairement mûs par le goût de la chose publique, intrigués, surpris, honorés, se décident, sans compétence particulière, à réfléchir -ensemble- à des questions posées par un élu. Dispositif par lequel chacun, suspendant ses a priori politiques, idéologiques, offre au groupe sa puissance de sagacité et de perspicacité ; ce même groupe produit ainsi un avis commun, qui aura, non seulement une valeur politique, mais aussi une puissance de trouble et de décentrement chez l'élu.

Cette «raison» collective n'est pas une raison à laquelle il faudrait se référer mais une sorte de puissance de questionnement faite d’intelligence, d'agressivité, de spontanéité, de joie, qui fait de chacun un membre d’une collectivité humaine fraternelle. Le Conseil d'habitants n'est pas là pour discuter avec un élu qui lui a posé une question (le Conseil, composé de volontés privées, ne représente personne, n’a aucune légitimité) ; il n'apporte pas une expertise d'usage collective, mais il re-présente, présente à nouveau, à l'élu la question sous un autre angle.

Le dispositif est fragile ; car à tout moment, un membre du groupe peut choisir de ne pas «lâcher», de ne pas se défaire de ses certitudes politiques, toujours plus ou moins un mixte de croyances et de sentiments rationalisés. Il s'agit d'un travail à la fois politique, intellectuel et existentiel. On comprend que ceux qui parviendraient à faire cette expérience, développeraient des capacités rares de réflexion sur soi. Peut-être que ces Conseils d'habitants pourraient déboucher sur la création d'un Conseil des sages.

Le Conseil ne doit jamais être dirigé par un élu, un président d'association, qui impose une direction à la recherche au nom d’une quelconque autorité. L'échange entre les membres est horizontal, sans tutelle ; le rôle des animateurs, «chargé de mission démocratie», doit consister à animer sans jamais dominer les prises de parole. Chacun faisant l'expérience sur soi de sa propre pensée, de l'autonomie de sa propre pensée, les Conseils d'habitants, dans ce sens, relèvent de l’Éducation Populaire : une réflexion sur la ville permettant à l'individu de réfléchir sur lui-même et sur la vie du groupe auquel il appartient.

Des Avis citoyens

Pendant plusieurs mois le Conseil se réunit sous la forme de rencontres avec des techniciens, des savants, de visites d'autres municipalités (en France et à l’étranger) qui ont travaillé sur le même thème; il mobilise, dans des séances de travail, des techniques de théâtre forum, de jeux de rôles… ; il produit un texte (Avis citoyen) rédigé par l'animateur qui ressaisit le plus fidèlement possible l’ensemble des échanges. Une réflexion du groupe sur cette contribution écrite s’en suivra.

A Amiens, nous avions pensé dans un premier temps que la simple production de l'Avis citoyen suffirait à entretenir un dialogue constructif avec l'élu concerné et ainsi déboucher sur une décision. L’Avis citoyen répond, par exemple, à la question «Comment favoriser la mixité sociale?» ou «Quelle place de la nature dans la ville?» ou «Comment mettre en valeur un festival culturel?» ou encore «Quel est le rôle du citoyen dans la sécurité publique?», «Quelle est la perception des Amiénois de l'égalité homme/femme?»...

Ces Avis citoyens toujours très riches, parfois ingénieux, nous ont semblé être insuffisants pour pouvoir être entendus par un élu adossé à son expertise technicienne et à la légitimité que lui confère la volonté générale. Mais, la relecture de ces Avis citoyens fait apparaître, de manière confuse, non explicitée, des problèmes que pose la question. Ce sont ces problèmes qui ont une valeur démocratique et qui donnent au dispositif tout son intérêt.

Ces problèmes peuvent porter sur la pertinence de certains dispositifs, reconnus comme appartenant traditionnellement à la « boîte à outils » du politique, sur les différentes approches de la ville (théorique, poétique, sentimentale, vécue...), sur la ré-appropriation de certains lieux de la ville, sur l’utilisation de la catégorie de « quartier » dans la Politique de la ville… L'idée serait de re-présenter ces questions et leurs problèmes, non pas à l'élu concerné, mais au Conseil Municipal dans son ensemble afin de susciter, chez d’autres élus, des questions et des idées de projets relevant de leur domaine propre.

Le Conseil d’habitants est ainsi une puissance de questionnement éclairante. Mais il revient à l’élu d’enrichir ces nouvelles questions, pour leur donner une pertinence, de retourner auprès de la population (Balades urbaines, ateliers participatifs), en relation avec les acteurs associatifs concernés puis avec d’autres collectivités (Conseil général…).

Des propositions

À l'évidence, pour que ces Conseils d'habitants puissent développer leur pleine potentialité, ils ont besoin que l'équipe en place ait un intérêt, une attention pour ce dispositif. Il y a donc des décisions à prendre par l’exécutif. Par exemple, organiser durant le Conseil Municipal un moment de dialogue avec le Conseil d’habitants venant présenter son Avis citoyen. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les élus se défassent d'une sorte de précipitation due à la certitude d'avoir la vérité et la légitimité ; il faut qu'ils s’accoutument à la patience, au calme, à laisser venir les choses à eux, à remettre à plus tard leur jugement afin de pouvoir apercevoir des questions, des problèmes nouveaux.

L'Adjoint à la Démocratie doit bénéficier de la part du Maire principalement, et de l'ensemble de la majorité, d'un espace de confiance, d'écoute, d'invention sans lequel la Démocratie participative reste une activité vaine. Le travail des Conseils d’habitants, nous l'avons vu, étant très exigeant, il est normal que le nombre de leurs membres se réduise sensiblement ; ce petit nombre (une dizaine de personnes par Conseil) pouvant jouer le rôle de Conseil des sages sur des questions posées directement par le Maire.

Durant ce mandat, les chargés de mission à la Démocratie ont développé, dans la confiance, des manières de faire, des gestes, des dispositifs, une expérience concrète, empirique ; une prolongation de cette expérience doit leur permettre de dégager des règles, des constantes, puis bientôt des principes, et ainsi de faire de leur activité un métier reconnu par sa technicité.

De la Fraternité

La Gauche, peut-être plus que la Droite, a besoin que les gens pensent. À la Gauche il revient, peut-être plus qu'à la Droite, de faire vivre la Fraternité. Les Conseils d'habitants développent une pensée commune et, par là même, construisent des sortes de points nodaux de Fraternité dans la ville.

La gestion toujours trop technique et objectivante de la politique fait qu’il revient à ce type de dispositif de Démocratie participative de reconstituer un tissu social et de régénérer une vie démocratique ; car chacun des membres du Conseil, après deux ans de mandat, ne pourra pas être reconduit quel que soit le caractère exaltant, éclairant, valorisant de son expérience.

Ces Conseils d'habitants, portés, voulus, mis en place avec soin par une majorité convaincue, sont, par leur caractère intempestif, une condition pour inventer sans cesse la Démocratie, la faire perdurer et non pas faire simplement de celle-ci un système qu'il faut adopter. La Démocratie est une aventure politique donc collective, intellectuelle, sentimentale, fraternelle, toujours en devenir. Ainsi les choses de la Démocratie prennent un tour inattendu et paradoxal :
- du hasard d’un tirage au sort semble se développer la nécessité de l’action politique ;
- de la mise en commun d’ignorances naît une puissance de questionnement éclairante ;
- de la réunion de personnes, jusqu’alors indifférentes les unes aux autres, se construit une fraternité, non pas comme passion individuelle privée, mais La Fraternité, comme vertu politique du citoyen ; La Fraternité, troisième pilier de la devise de la République française, toujours plus ou moins ignorée.

La Liberté : par la Loi de tous, pour tous. L’Egalité : par les Droits et les Devoirs de chacun. La Fraternité : par la Pensée commune (dans les deux sens du terme : Pensée simple, banale, vulgaire, diraient les demi-habiles, mais aussi, Pensée mise en commun, partagée.). Voilà ce que ces femmes et ces hommes ont pu expérimenter, unis et solidaires, de 2008 à 2014 à Amiens, en France.

Etienne Desjonquères, 1er adjoint au Maire d’Amiens chargé de la Démocratie participative de 2008 à 2014
Patrick Lafani, Citoyen amiénois ayant participé à la rédaction du Projet municipal 2008-2014


Le mot de la rédaction

Étienne Desjonquères est premier adjoint au maire Gilles Demailly, en charge de la démocratie locale et de la vie associative. Sous son impulsion, plusieurs expériences de démocratie participative ont été menées à Amiens, dont les visite de proximité, les balades urbaines ou encore les conseils d'habitants. C'est cette dernière expérience qu'il présente dans sa tribune. Étienne Desjonquères ne se représente pas aux élections municipales d'Amiens en 2014.

Pour proposer une tribune, il faut être abonné.
Il suffit ensuite d'envoyer vos textes et images dans notre rubrique Alertez-nous.