L'enquête vient de sortir (octobre) aux éditions Flammarion.
La salle de conférence du Bowling-Mont-Blanc était comble vendredi soir à l'occasion de la venue à Amiens de Renaud Dély, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur.
Invité par l'association des Amis de Brigitte Fouré dans le cadre d'un «Café Europe», le journaliste a échangé pendant une heure et demie avec la soixantaine de participants sur le rôle et la responsabilité des médias.
Mais Renaud Dély vient surtout de sortir un nouvel ouvrage intitulé La droite brune. Une enquête dans laquelle il analyse la métamorphose progressive de l'UMP sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy. Une transformation qui rendrait, selon l'auteur, inéluctable la liaison entre l'UMP et le FN. Entretien.
Le Télescope d'Amiens : D'après vous «après Sarkozy, la droite ne sait plus qui elle est car elle ne sais plus d'où elle vient.» Rendre la droite amnésique, c'était la stratégie de Nicolas Sarkozy pour en prendre la tête ?
Nicolas Sarkozy a entrepris de séduire et de conquérir la droite dès la fin 2002. Pour ce faire, il a voulu rompre avec les racines de la droite, ne se référant jamais à des personnages comme De Gaulle ou Pompidou. Avec Nicolas Sarkozy, c'est l'année zéro, comme si l'histoire de la droite commençait avec lui. En 2007, il a été élu sur l'idée d'une rupture, une nécessité tactique car la droite était déjà au pouvoir avec Jacques Chirac. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy est un avocat énergique, dynamique et volontaire, mais il ne se place pas dans une filiation historique. Il n'a pas cette culture.
Sans idéologie au départ, vous dites qu'il a tout de même opéré un bouleversement des valeurs de la droite française. Lesquelles?
Pour Nicolas Sarkozy, la politique est une aventure pour laquelle tous les moyens sont bons à partir du moment où l'on réussit à flatter l'électorat. C'est une forme de cynisme poussée à son paroxysme. Cette attitude est remarquable dès le début de son quinquennat avec la création du ministère de l'Identité nationale. Plus tard, en 2010, viendra le discours de Grenoble. Ce cynisme sera encore de mise lors de la campagne présidentielle de 2012. Nicolas Sarkozy va opérer des clivages entre toutes les catégories de Français: entre chômeurs et salariés, entre immigrés ou non, entre salariés du privé et du public, syndiqués ou non, etc. C'est une attitude qui va rompre avec la tradition du rassemblement, du respect et de la tolérance vis-à-vis de l'altérité. Car traditionnellement à droite, il y a l'idée d'ordre et d'autorité mais dans le respect des différences de chacun.
Vous décrivez comment, durant tout le quinquennat, Patrick Buisson, l'un des conseillers du Président va imposer son idéologie. C'est un intellectuel épris d'histoire dont le projet politique est de rassembler toutes les droites. Qu'est-ce que cela veut dire au juste?
Rassembler les droites est le projet de toute une vie pour Patrick Buisson. Il veut les faire communier. À la base, il y a pour lui un traumatisme: l'affrontement entre Pétain et De Gaulle. Il ne l'a jamais digéré. Selon Buisson, les deux appartiennent à la même famille idéologique car il a été élevé dans l'utopie de l'entente implicite entre Pétain et De Gaulle pendant la guerre. C'est le mythe du bouclier et de l'épée, le premier étant tenu par le Maréchal pour protéger les Français grâce à la collaboration et la seconde brandie par le Général pour repousser les armées allemandes. Les historiens ont montré que c'était faux. Cette même fracture sera plus tard encore à l'oeuvre durant la guerre d'Algérie. Depuis, Patrick Buisson tente de ressouder toutes les droites. Par ailleurs, il pense la société en deux camps bien distincts: il y a d'un côté ceux qui aiment la France, et puis les autres : les «casseurs», les «assistés», les «inutiles». On retrouvera de cela dans les propos de Nicolas Sarkozy.
Nicolas Sarkozy a-t-il adhéré à cette idéologie ?
Il a acheté le «buissonnisme» comme il aurait pu acheter une autre idéologie. Nicolas Sarkozy est quelqu'un de dynamique, pragmatique et cynique. En 2012, il aurait pu faire une autre campagne. Il y a d'ailleurs songé dans un premier temps : faire une campagne rassembleuse, se posant en protecteur des Français face à la crise, etc. Mais ça ne correspondait pas à son tempérament.
Après la défaite, que devient Patrick Buisson?
Par le passé, il a conseillé Jean-Marie Le Pen, Philippe de Villiers, etc. Demain ce sera quelqu'un d'autre: en ce moment, il est très proche de Jean-François Copé.
Dans le livre vous montrez que la droite républicaine est parfois tentée, après des élections perdues, de flirter avec l'extrême droite. Ce fut notamment le cas en 1998 lors des régionales, notamment en Picardie. Y a-t-il quelque chose de différent aujourd'hui?
Jusqu'alors elle a été tentée de s'allier avec l'extrême droite pour des raisons arithmétiques lors d'élections locales. Cela s'est produit plusieurs fois ces dernières décennies mais la différence aujourd'hui c'est que cette tentation existe au sein même de l'état major de l'UMP, non plus seulement au niveau régional ou municipal. Et puis, l'autre grande différence vient du FN. Aujourd'hui c'est un parti qui est susceptible de répondre favorablement à une proposition d'alliance, sous certaines conditions évidemment, et notamment celle d'être en position dominante. Mais c'est un mauvais calcul car cette coalition est minoritaire en France. Si demain, l'UMP va plus loin, beaucoup dans ses rangs ne suivront pas. Quand on regarde la carte électorale, tout l'ouest de la France qui était plutôt à droite a viré à gauche. La droite y a quasiment été éradiquée: la droite brune a fait échouer la droite.
Fin 1987, à quelques mois des présidentielles, le ministre RPR du Commerce extérieur, Michel Noir signe une tribune dans Le Monde intitulée «Au risque de perdre». Il écrit: «Aucun gaulliste digne de ce nom n'accepterait d'être élu en transigeant sur ses convictions les plus précieuses : la liberté, la tolérance et les respect de la personne humaine.» Quitte à perdre les élections présidentielles. En 2012, de nombreux responsables UMP étaient en désaccord avec la stratégie de Nicolas Sarkozy, pourtant personne n'a rien dit...
Traditionnellement, le culte du chef existe fortement à droite. Nicolas Sarkozy en a conquis le leadership en se faisant craindre. En séduisant aussi, mais pas en se faisant aimer. À l'inverse, Jacques Chirac avait bâti sur l'affectif. Pour la campagne 2012, on s'aperçoit une fois de plus que la politique est aussi souvent une école de la lâcheté, on suit le chef jusqu'à la défaite. Une autre différence avec 1987 est l'hégémonie à droite de l'UMP. Car à l'époque il y avait le RPR et l'UDF, deux partis forts, ce qui permettait davantage le pluralisme, davantage de voix dissidentes.
On a l'impression que votre livre est destiné à la droite républicaine, comme un appel à résister à la radicalité.
Oui, j'ai une étiquette de journaliste de gauche, que j'assume complètement. Mais l'aveuglement et le silence de la droite pendant les présidentielles m'ont inquiétés. Des gens comme François Baroin, Bruno Le Maire, ou Nathalie Kosciusko-Morizet ne sont pas de gauche mais ce sont des républicains qui ne doivent pas céder au «sarko-buissonnisme».
Est-ce pour convaincre cette droite républicaine que vous avez répondu favorablement à l'invitation des Amis de Brigitte Fouré?
Non, ça n'a rien à voir. Ils m'ont invité il y a longtemps pour parler des médias uniquement. Mon livre n'était pas encore sorti. [Lors du débat, l'auteur n'a en effet que très rarement évoqué le thème de son dernier ouvrage. Une séance de dédicace était tout de même organisée en fin de soirée, ndlr.]
De son côté, l'extrême droite a développé une nouvelle forme d'hostilité à l'encontre des étrangers à partir des années 1990. On ne parle désormais plus de supériorité ethnique mais de protection de la culture occidentale. Le visage de l'extrême droite a-t-il vraiment changé ?
Le nouveau FN a rompu avec son passé, ses combats perdus. De Vichy aux guerres coloniales, tout cela n'intéresse plus Marine Le Pen. Elle veut imposer son parti comme un parti protecteur de l'insécurité sociale et culturelle. Il y a donc eu des évolutions mais l'extrême droite n'a jamais cessé d'ethniciser tous les problèmes. Elle n'a pas abandonné la différenciation entre Français «de souche» et Français «de papier». Or la nation, la République, ne fait pas de différence.
Il reste un grand clivage entre les droites même radicales, c'est le rapport à l'économie et à l'Europe. Ces lignes-là n'ont pas l'air de bouger...
Si le dernier barrage, c'est l'euro, c'est plutôt inquiétant... C'est un barrage très fragile. Il suffit que Marine Le Pen dise que l'euro n'est plus un problème...
Tant que la crise perdurera en Europe, l'extrême droite continuera t-elle d'augmenter son audience ?
La mondialisation concerne les domaines de l'identité (avec les flux migratoires qui sont inarrêtables mais régulables) et de l'économie (dont les flux sont également régulables). Il est vrai que la crise nourrit les populismes partout en Europe mais rien n'est inéluctable. À un moment ou un autre l'économie sera régulée, l'Europe politique se fera, les pays du Sud évolueront vers davantage de normes sociales, comme c'est déjà le cas en Chine. Il n'y a pas de déterminisme.
J'ai assisté à la conférence-débat vendredi soir au BMB à Amiens. J'avais, la veille, interviewé Renaud Dély par téléphone.