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Un rapport à charge contre le canal Seine-nord

Le 12 April 2013

«S'ils ne veulent pas le faire ce canal, qu'ils le disent clairement!», Stéphane Demilly, député-maire UDI d'Albert, s'émeut d'un rapport qui vient d'être rendu public. Le canal, c'est Seine-Nord Europe, un barreau d'une centaine de kilomètres de très grand gabarit qui relierait l'Oise compiègnoise au canal de l'Escaut cambrésien.

Ce canal, le rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable vient de le plomber: en quatorze pages lapidaires, la faisabilité financière et l'intérêt économique du canal sont durement questionnés.

Conséquence: le ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, a mis fin au dialogue compétitif entre l'État et les entreprises de BTP Bouygues et Vinci, le deux seuls groupes intéressés par la construction de ce canal pharaonique. Mais n'annonce pas d'abandon du projet pour le moment: le ministre, ancien maire de Boulogne-sur-mer a confié à Rémi Pauvros, député-maire de Maubeuge, une commission pour réexaminer le projet.

«L'interruption du dialogue compétitif, ça représente 30 millions d'indemnités pour chacun des partenaires privés.» Le député centriste Stéphane Demilly fait le compte de toutes les dépenses qui ont déjà été faites autour de ce projet de canal.

«Il y a eu les travaux d'abaissement de l'autoroute A29, pour la rendre compatible avec le tracé. Sans compter le coût des études, des fouilles archéologiques, les acquisitions de terrains agricoles et de maisons.» Le député estime les dépenses totales à 300 millions d'Euros.

Stéphane Demilly, Jean-Louis Borloo, Olivier Jardé, lors de la constitution de la fédération de la Somme de l'UDI.

Stéphane Demilly soutient ce canal, il y croit. Pas seulement parce que c'est le dernier projet de Jean-Louis Borloo, lorsqu'il était ministre. Il y croit aussi pour les développements économiques prévus pour sa circonscription, sa région. «Sur les enjeux environnementaux, politiques, économiques, c'est le seul beau projet qu'on avait», se désole-t-il.

Belgique et Pays-bas en attente

Et il n'est pas le seul à être convaincu de l'intérêt de ce canal. «Ce midi, j'ai mangé à l'ambassade de Belgique. Là-bas aussi ils l'attendent, ce projet. L'Allemagne aussi, tous seraient prêts à renforcer les financements européens.»

Au plan local, Stéphane Demilly cite Kogeban, un projet de chaufferie à bois, destiné à l'usine Ajinomoto de la banlieue de Nesles. La chaufferie doit consommer 40 000 tonnes de bois par an, que les directeurs comptaient faire transiter par ce canal Seine-Nord. «Ce sont des emplois créés et ça aurait conforté Ajinomoto sur notre zone».

Coûts, recettes et bénéfices mésestimés?

Mais comment un rapport peut-il faire vaciller ce projet, discuté depuis de nombreuses années, et que le président de la République précédent, Nicolas Sarkozy, avait déclaré financé à 97% ? L'analyse des rapporteurs du Conseil général de l'environnement et du développement durable s'est concentrée sur le financement et l'intérêt économique du projet.

Leurs conclusions sont brutales: les coûts doivent être revus à la hausse, ils auraient été mésestimés par Voies navigables de France (VNF), l'organisme public porteur du projet. La conjoncture économique doit aussi mener à revoir les recettes d'exploitation du canal à la baisse, selon les rapporteurs. Cela entraînerait une augmentation des loyers que devrait payer l'État à celui de Vinci ou Bouygues, qui aurait remporté le dialogue compétitif.

La conséquence, c'est que le projet devrait reposer sur des subventions européennes bien plus importantes que prévues, «avec un effet d'éviction sur d'autres projets et le risque que le financement européen ne soit finalement pas accordé à hauteur des espoirs de VNF», selon le texte.

Par ailleurs le rapport estime que le fret fluvial pourrait entrer en concurrence, non pas avec le trafic routier, mais plutôt avec le fret ferroviaire, que le pays s'est engagé à soutenir.

En précisant que le trafic fluvial aurait été surestimé par VNF, le rapport rappelle qu'au nord et au sud du canal, les voies de navigation existantes ne permettent pas le passage des péniches à trois niveaux de containers, pour lesquelles ce canal gigantesque a été conçu. Cela nécessiterait donc des rehaussements de ponts ou des manœuvres de logistique aux deux extrémités de ce court canal de 100 kilomètres.

«Rien n'a été caché»

Pour Alain Gest, député UMP de la Somme et président de Voies navigables de France, c'est un rapport à charge qui a été publié. «Les rapporteurs ont interrogé seize personnes du ministère du Budget, mais seulement trois des Transports! Par ailleurs, ils ne m'ont pas interrogé, alors qu'ils ont rencontré huit personnes de Réseaux ferrés de France».

Alain Gest, président de VNF et député UMP de la Somme.

S'il est vrai qu'Alain Gest n'a pas été entendu, ce sont les membres de la mission Seine-nord de VNF qui ont été spécifiquement interrogés. Mais le député déplore également que les collectivités locales partenaires n'aient pas non plus été consultées, pas plus que les coopératives agricoles et les industriels qui avaient répondu à l'appel à la manifestation d'intérêt.  «Des groupes français et européens», selon le député.

Par ailleurs, Alain Gest estime que les considérations du rapport sur les financements européens sont incorrects. «Depuis 2011, nous nous sommes assurés que l'Europe devait mécaniquement financer le projet à hauteur de 30%, sans que cela ait une quelconque influence sur les financements d'autres projets d'infrastructures en France.»

«Sur le volet du coût, le rapport est malhonnête. Depuis 2009, j'ai précisé que le coût serait de 4,3 milliards d'euros, étant entendu que c'est le coût de construction du canal, sans compter les frais intercalaires et les loyers. Rien n'a été caché.»

Seulement, voilà. Le canal était conçu pour un partenariat public-privé (PPP). Alors qu'un groupe privé (Vinci ou Bouygues) participe au financement initial, l'État s'engage à lui verser une rente, pour plusieurs décennies. Déterminer cette rente et sa durée était l'objectif du dialogue compétitif qui durait depuis 2011 entre l'État et partenaires privés.

L'opposition sans faille de Bercy

Fin août 2012, Bouygues annonce avec fracas se retirer des négociations, sans pour autant mettre sa menace à exécution. «Ce qu'il s'est passé, c'est qu'on ne pouvait plus continuer le dialogue à partir de fin 2012, le gouvernement n'a pas donné d'indications sur les subventions», indique Alain Gest. Le coup d'éclat de Bouygues ressemblait fort à une attaque frontale contre le gouvernement socialiste. Et les estimations du coût final n'ont pas pu être menées à terme.

Mais les gouvernements de Nicolas Sarkozy ont-ils été sans faille sur le sujet? «Le ministère des Finances a été hostile avant 2012, je ne crains pas de le dire, et il l'est encore. Ils sont hostiles à tout ce qui coûte de l'argent.» Alain Gest est lucide. «Sous Nicolas Sarkozy, il y a eu du temps perdu : notamment sur le dialogue compétitif, à cause des oppositions de Bercy et, parfois, du ministère des Transports.» Du coup, le député UMP est un peu désabusé, et connaît bien les critiques adressées au dossier.

S'il y a eu des oppositions feutrées à Paris, en région l'opposition s'est fait entendre, depuis le début du projet. Devant ce rapport, Christophe Porquier, conseiller régional Europe-écologie-les-Verts, ne cache pas sa satisfaction. Pas seulement pour les inquiétudes environnementales sur les bassins versants de l'Oise et de la Somme, et les zones humides qui seraient traversées par le canal. Les écolos ont aussi des remarques sur l'intérêt économique du projet.

Un projet qui profiterait à la Belgique et aux Pays-bas

«Créer de l'emploi local ? Mettre quatre plate-formes logistiques sur 100 kilomètres, c'est illusoire. Sans compter le coût des infrastructures pour relier ces plate-formes aux routes, qui n'est pas non plus compris dans le prix. Un canal à grand gabarit, c'est un grand tunnel qui traverse une zone. Il n'y aura pas de développement économique local.»

Les emplois de la construction ? «On est dans un appel à projet européen, les groupes vont importer des travailleurs des pays de l'Est, comme à Flamanville». Christophe Porquier ne croit pas non plus à des clauses sociales au contrat de construction qui obligeraient les bétonneurs à créer de l'emploi local, à un moment où l'État recherche plutôt les économies. «On est sur un chantier qui a déjà du mal à se financer...»

L'élu écolo ne croit pas aux promesses d'emploi local.

Le canal sur une nouvelle voie ?

Même le trafic fluvial envisagé ne trouve pas grâce aux yeux de l'élu écolo, qui lui préfère le fret ferroviaire. «Cela va surtout profiter aux ports belges et néerlandais. Le Havre et Dunkerque ne pourront pas rivaliser avec Rotterdam. Leurs ports et leurs canaux sont bien plus développés que les nôtres. La Belgique est notre troisième déficit commercial, derrière la Chine et l'Allemagne. On ne va pas inverser cela dans un modèle où l'on fabrique de plus gros canaux pour favoriser les arrivées internationales.»

Pour les élus écolos, l'arrêt du dialogue compétitif, c'est enfin une «bulle spéculative» qui explose. Mais pour Alain Gest, le président de VNF, l'espoir est encore permis. Frédéric Cuvillier, le ministre des Transports «n'a pas complètement tenu compte du rapport», estime le député. En effet, le ministère a mis fin au dialogue compétitif du PPP, mais a affiché sa volonté de retravailler sur le dossier. Faire baisser les coûts, peut-être envisager un autre modèle que le partenariat public-privé décrié de tous bords.

Officiellement, le canal n'est pas encore enterré.

Dans l'œil du Télescope

Stéphane Demilly a été joint par téléphone mercredi 10 avril. Alain Gest a été contacté le jeudi 11 avril. Ce même jour, j'ai pu m'entretenir du sujet avec Christophe Porquier.

La photo de Stéphane Demilly a été prise lors de la venue de Jean-Louis Borloo à Amiens, le 14 décembre 2012. Le cliché d'Alain Gest date de la venue de Jean-François Copé à Dury, le 14 septembre 2012.

Erratum: l'estimation de 300 millions ne concernait pas l'abaissement de l'A29 mais des dépenses totales précédant l'aménagement.