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«Un patron qui déposait le bilan allait en prison»

Le 26 February 2013

À l'heure où la direction de Goodyear Dunlop Tires, qui possède plus de 80 usines à travers le monde, envisage de fermer son site de production d'Amiens nord. À l'heure où le patron du groupe Titan raille sans vergogne les syndicats et le droit du travail français, il est intéressant de revenir sur les relations qu'ont entretenu par le passé patrons et ouvriers dans la région.

Ancien maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Picardie Jules-Verne, Jean-Marie Wiscart a étudié les profils des patrons picards durant le Second Empire, au début de l'essor de l'industrie textile dans la région, dans un ouvrage, Les patrons du Second Empire – Picardie, paru en 2007 aux éditions Picard.



Le Télescope d'Amiens: Le Second Empire, c'est à cette époque qu'apparaît le terme de patron ?

Jean-Marie Wiscart: Dans l'industrie, au moins jusqu'en 1870-80, le terme de patron n'existe pas. On emploie plutôt le mot de manufacturier ou d'entrepreneur. Plus tôt encore, au début du XIXe, des "marchands-fabricants", faisaient travailler, chez eux, à domicile, dans les campagnes, des personnes qui possédaient leur propre métier à tisser, ou, dans la serrurerie, leur outillage. Ils fournissaient la matière première, mais leur imposaient un prix et une durée pour faire le travail. Ces "marchands-fabricants", comme la famille Saint, ont bâti d'immenses fortunes qu'ils ont ensuite investies dans des usines et des machines perfectionnées.

Pourquoi les travailleurs se sont-ils retrouvés dans des usines ?

Vers 1850, la filature se faisait encore au rouet, et le tissage sur des "métiers à bras" en bois. Quand Napoléon III a abaissé les barrières douanières avec l'Angleterre en 1860, les Anglais travaillaient déjà sur des métiers mécaniques, et les tissus d'Amiens étaient 40% plus chers que ceux d'Angleterre. Les marchands-fabricants ont compris que seule la mécanisation permettrait d'avoir des coûts compétitifs : innover ou mourir. Ça ne pouvait être fait que dans de grandes usines, comme outre-Manche. Mais au début, les ouvriers étaient très réticents. Ils préféraient rester chez eux : ils travaillaient sur leur lopin de terre à la belle saison. L'hiver, ils filaient, tissaient, fabriquaient des serrures : c'était un revenu complémentaire.

Qui étaient les patrons au milieu du XIXe siècle? Vous dites, dans votre ouvrage, qu'ils venaient tous de familles aisées, «où le pain était cuit pour l'avenir».

Au XIXe siècle, en Picardie comme en Normandie, les entreprises sont presque toutes familiales. Le meilleur exemple est celui d'Eugène Cosserat, dont le père était "marchand-fabricant de velours bourgeois". Il engage ses propres capitaux pour monter sa fabrique, c'est-à-dire l'argent de son héritage, et celui de la dot de sa femme, la fille du plus riche banquier d'Amiens.

Car jusque dans les années 1920, dans la bonne société (noblesse, bourgeoisie, riche paysannerie), on épouse une jeune fille pour sa dot. C'est souvent un beau capital de départ.

De la même façon, un homme comme Jean-Baptise Godin, le fondateur du familistère de Guise, fils d'un serrurier de village, et lui-même d'abord ouvrier, a pu démarrer son entreprise grâce aux 4000 francs or de dot que lui a apportés sa première épouse. À cette époque, c'est ce que gagne une famille d'ouvriers en quatre ans.

Ces patrons créaient à 90% des entreprises familiales. S'ils échouaient, pour une raison ou une autre (incendie des usines, crise économique...) c'était la catastrophe, le dépôt de bilan : jusqu'en 1867 existait ce que l'on appelle la contrainte par corps. Dès que l'on déposait le bilan de son entreprise, les biens étaient saisis et on était emprisonné pour un temps plus ou moins long. La famille de l'entrepreneur était mise au ban de la société : c'était le déshonneur total pour l'entrepreneur et pour le siens. Les faillites frauduleuses étaient rares, et impitoyablement sanctionnées.

À cette époque, le patron était souvent présent au sein même de l'usine. Il était à portée de main.

Oui, le patron était souvent là, "à l'embauche", à 6h ou 7h le matin. Le bureau du patron se situait dans l'usine et tous les ouvriers savaient où il se trouvait. Le patron passait presque chaque jour dans les ateliers, et il habitait presque toujours à proximité immédiate de l'usine.

Les sociétés anonymes (SA), telles qu'elles existent aujourd'hui, étaient très rares : jusqu'en 1867, il fallait une autorisation gouvernementale pour la créer. A sa tête, un directeur, venu de l'extérieur, souvent avec une formation d'ingénieur, était nommé par le conseil d'administration. C'était le cas notamment pour les filatures de lin, qui nécessitaient l'investissement d'importants capitaux.

Le cas de James Carmichael, à Ailly-sur-Somme, et de son entreprise de tissage de jute est particulier. À l'origine il s'agissait d'une entreprise de Dundee en Ecosse, Baxter Brothers & Company qui n'avait pas de réseau commercial en France : ils ont fait appel à des hommes d'affaires parisiens qui, eux, disposaient de ce réseau. Les capitaux étaient parisiens et le directeur écossais, l'un des fils de Carmichael, directeur de l'usine de Dundee. Il a peu à peu pris des parts dans l'entreprise et en est devenu le patron.

Dans l'Oise, il est plus difficile de cerner l'itinéraire trouver des patrons souvent nés et morts à Paris. Ils ont créé des entreprises en province, à Beauvais par exemple, parce que la main d'œuvre y était moins chère qu'à Paris.

Recense-t-on à cette époque des cas d'agression ou séquestration de patron ?

Il n'y a pas eu d'agression physique dans la Somme, mais c'est arrivé aux membres d'une puissante famille industrielle de Saint-Quentin. À cette époque, la loi est très dure : les voies de fait sur un employeur étaient punies de lourdes peines de prison par le code pénal.

Les patrons étaient-ils en mesure, comme aujourd'hui, de mettre en concurrence les ouvriers ?

Napoléon Ier a créé les lycées, l'université, mais n'a pas créé d'école pour le peuple, car, pour lui, un peuple instruit, c'est un peuple qui connaît ses droits. Celui-ci n'a donc pas accès à l'école. À cette époque, les ouvriers ne connaissent donc pas les leurs, et ne seraient de toute façon pas en mesure de les faire respecter.

Il faut savoir qu' il y avait à l'époque deux types d'ouvriers. D'une part les ouvriers qualifiés (ébénistes, fondeurs d'art...) qui étaient organisés en compagnonnages, qui étaient à la fois des sociétés de secours mutuels et les ancêtres des premiers syndicats. Ils étaient peu nombreux et connaissaient leur valeur professionnelle. Ils savaient que le patron avait besoin d'eux. Aussi, quand ils n'étaient pas contents, ils pouvaient se permettre de dire au patron «donnez moi mon compte».

D'autre part, il y avait toute la main d'œuvre non qualifiée, en particulier dans le textile, très peu payée et interchangeable, sans aucun droit et sans aucune organisation. Rappelons que le droit de grève ne date que de 1864, et que les syndicats, d'abord tolérés verbalement, ne sont reconnus par la loi qu'à partir de 1884. Les patrons savaient que la main d'œuvre rurale était moins chère que celle des villes. Et comme elle était dispersée dans les campagnes, elle ne connaissait pas sa force. Contrairement aux mineurs, par exemple, qui travaillaient ensemble et  qui vivaient dans les mêmes corons.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que les patrons de cette époque sont particulièrement durs avec les ouvriers et avec eux-même.

Oui, du moins lorsque les ouvriers se révoltent. En 1871, à la fin de la Commune, Adolphe Thiers, soutenu par l'ensemble de la bourgeoisie et de la paysannerie, fait entrer l'armée dans Paris. La répression est impitoyable : on compte 25 000 morts.  Ou quand les ouvriers commencent à s'organiser pour revendiquer leurs droits. S'ils se mettaient en grève, même lorsqu'elle est devenue légale, les patrons considéraient qu'ils s'en prenaient directement à leur autorité et à leur propriété. Mais il n'y avait pas d'occupation d'usine à cette époque. De toute façon les patrons anticipaient et demandaient au préfet d'envoyer la troupe pour protéger leurs bâtiments.

Certains patrons pratiquent parfois, à cette époque, la procédure du lock-out : il ferme l'usine pour une durée indéterminée. Les ouvriers n'ont plus de travail, donc plus de salaire. Et lorsque l'usine ouvre à nouveau, le patron réembauche individuellement, et ne reprend pas les "fauteurs de troubles". Il faisait une liste noire, transmise aux autres patrons.

Au XIXe, jusqu'en 1914, dans les élites sociales, que ce soit la noblesse ou la bourgeoise, on considère que l'on a des droits mais aussi des devoirs. Cette classe dirigeante était très dure avec ses salariés, mais aussi dure avec elle-même. Nombre d'entre eux étaient, dans leur action sociale, guidés par leurs convictions religieuses : c'était le cas notamment d'Oscar Cosserat. Mais pour les frères Saint, le curé était le garant de l'ordre social, et les ouvriers parlaient souvent de l'alliance de la navette et du goupillon.

Mais il faut comprendre qu'à cette époque, il n'y a pas d'État providence, de sécurité sociale, d'assurance maladie, d'assurance chômage, ni de retraite. L'aide apportée à ceux qui sont dans la détresse est essentiellement privée. C'est un autre monde qu'aujourd'hui.

Quand Carmichael à Ailly-sur-Somme, ou Saint Frères, dans la vallée de la Nièvre, ont créé des caisses de secours et construit des logements ouvriers, ils l'ont peut-être fait par devoir moral, mais aussi pour fixer la main d'œuvre sur place, pour l'avoir à disposition, comme dans les compagnies de chemin de fer privées qui avaient construit des cités de cheminots. Ces caisses de secours étaient financées pour partie par le patron, et pour partie par les ouvriers : s'ils quittaient l'entreprise, ils perdaient les avantages pour lesquels ils avaient cotisé.

Ce qui est très difficile à comprendre pour nous aujourd'hui, dans un pays qui compte 5 millions de personnes sans emploi, c'est que les patrons de l'époque ont du mal à trouver de la main d'œuvre stable pour l'industrie. Il y avait partout un turn-over important en particulier pour  les ouvriers qualifiés. Ainsi quand Jean-Baptiste Godin fonde le Familistère de Guise (Aisne), l'un de ses buts est de fixer sur place les chaudronniers, les ouvriers de fonderie, dont il a impérativement besoin en raison de leur savoir-faire. C'est d'ailleurs la même chose pour les ouvriers non qualifiés.

On pourrait presque croire que le rapport de force entre patrons et ouvriers était meilleur qu'aujourd'hui pour les ouvriers.

Non. Même s'il y a une remise en question des droits sociaux aujourd'hui, les ouvriers les ont arrachés progressivement par la lutte. Les ouvriers de l'époque étaient, eux, dans une situation de très grande infériorité juridique. Ils étaient considérés par la loi comme des suspects en puissance. Dans le code civil, l'employeur était cru sur parole, et c'était au salarié de faire la preuve de son innocence.

Les différences de salaire étaient-elles aussi criantes qu'aujourd'hui?

C'est impossible à déterminer.

Aujourd'hui, les médias ne mettent en avant que les émoluments, et les fortunes supposées, d'une poignée de patrons, ceux du CAC40, toujours les mêmes, alors qu'un certain nombre de dirigeants de PME gagnent plus ou moins bien leur vie, mais sans commune mesure avec les précédents.

Personne ne connaissait à l'époque les bénéfices que pouvaient réaliser les patrons : ni les ouvriers, ni même les pouvoirs publics puisque l'impôt sur le revenu n'existait pas avant la Première guerre mondiale, et  qu'il n'y avait, par conséquent, pas de déclaration de revenus. Je n'ai pu reconstituer leurs fortunes qu'au travers d'archives ouvertes récemment (déclarations de succession, inventaires après décés, papiers privés). Ils se sont constitués de belles fortunes.

Dans d'autres régions comme le Nord et l'Alsace, d'énormes fortunes ont été amassées à cette époque, dont les traces sont encore visibles dans la pierre (bâtiments industriels, grandes demeures). Peu dans notre région : on retrouve peu de grandes demeures de cette époque. Les seuls hôtels particuliers bâtis à Amiens, sont ceux des Cosserat, qui datent de 1871, en face de la préfecture, et l'hôtel Bocquet, aujourd'hui siège de la succursale de la Banque de France, à quelques dizaines de mètres de là.

Quant aux salaires ouvriers, les disparités étaient aussi importantes : un ouvrier qualifié gagnait le double d'un ouvrier non qualifié ; une femme gagnait moitié moins qu'un homme, et un enfant le quart.