Hosni Tekaya enseigne l'économie à l'UPJV.
Difficile d'évoquer la sortie de l'euro. Notamment parce qu'en France le Front national, qui en fait l'une de ses priorités, l'associe à une politique de repli identitaire. Si les souverainistes de Debout la République font aussi campagne actuellement en faveur de la sortie de l'euro, à gauche seul le Parti de gauche semble évoquer cette issue.
Alors que les élections européennes, prévues le 25 mai, approchent à grands pas, nous avons souhaité ouvrir le débat avec un économiste de gauche. Nous avons rencontré Hosni Tekaya, enseignant à l'Université de Picardie Jules-Verne et au lycée amiénois Michelis. Anti-libéral, il explique pourquoi, selon lui, la sortie de l'euro doit être envisagée sérieusement.
Le Télescope d'Amiens: en premier lieu, quelle définition faut-il donner à une monnaie?
Hosni Tekaya: C'est un processus qui permet de dépasser le troc. C'est une abstraction qui existe sous différentes formes dans toutes les sociétés humaines. La monnaie a une fonction économique mais pas uniquement, car elle a aussi une fonction sociale. N'oublions pas que le mot «payer», vient du latin pacere qui signifie «faire la paix». On peut dédommager quelqu'un en lui donnant de l'argent.
Comment les formes de monnaies ont-elles évolué à travers le temps?
H.T.: Aujourd'hui 90% de la valeur de notre monnaie est abstraite, les grosses transactions ne sont plus que des jeux d'écriture. Cela n'a pas toujours été le cas et l'évolution de la monnaie, des pièces aux chèques, a souvent été le fruit d'une nécessité.
Au départ, nous avions les pièces, ce que l'on appelle la monnaie «divisionnaire». Souvent en or ou en argent, ces pièces avaient la même valeur que le métal dont elles étaient faites. [Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, puisque le métal qui constitue une pièce de 1 euro vaut moins d'un euro, ndlr.]
Mais les hommes se sont aperçus qu'il était dangereux de se déplacer avec des pièces en or ou en argent. Ils ont donc inventé la monnaie fiduciaire en papier (lettre de change, billet). Ensuite d'autres formes de monnaie sont venues s'ajouter: les chèques, les plans d'épargne logement, les bons du trésor. Pour finir avec des produits financiers de plus en plus complexes, dont plus personne ne comprend rien.
La création de l'euro comme monnaie a-t-elle une spécificité?
H.T.: L'euro n'a aucune histoire anthropologique. Son existence n'a rien à voir avec les autres monnaies. Car une monnaie suppose toujours d'avoir un État derrière qui gère un budget; un État qui peu agir pour augmenter ou baisser la valeur de la monnaie.
Or l'euro a été créé dans le but de lutter contre l'inflation [ce qui interdit la baisse de la valeur de la monnaie, ndlr]. C'est sa particularité.
C'est le traité de Maastricht, voté en 1992, qui a entériné la création de l'euro. Ce traité spécifie que les pays qui souhaitent adopter la monnaie unique européenne doivent se plier à des «critères de convergence» précis: déficit public inférieur à 3%, dette publique sous la barre des 60% du PIB. Pourquoi?
H.T.: Rappelons d'abord que ces chiffres (3%, 60%) ne s'appuient sur rien de scientifiquement valable. C'est important de le dire.
Pourquoi ces critères? Il s'agissait de faire d'une région hétérogène une zone qui convergerait. Le problème c'est que ces efforts budgétaires demandés n'avaient aucune perspective. Par exemple, il n'y a toujours pas de politique fiscale commune. Résultat: tout le monde joue au moins disant fiscal pour attirer les entreprises, ce qui fragilise les budgets des États, et les politiques économiques sont paralysées.
L'euro a été construit dans une logique libérale, et l'on peut même dire que c'est le pivot du libéralisme en Europe. Pourtant, il aurait été possible de faire autrement.
Justement, en 1992, y a-t-il eu débat sur cette question?
H.T.: Il n'y a pas vraiment eu de débat social ni sociétal. Aucune projection n'a été faite en terme de politique économique. Il aura fallu attendre 2005 et le référendum sur le Traité constitutionnel européen pour qu'un débat de qualité sur l'Europe se déroule en France.
Il n'est pas rare que les débats importants se déroulent après coup, malheureusement. Regardez en ce moment, y a-t-il un débat sur le traité de libre-échange transatlantique négocié entre les États-Unis et l'Union européenne? Non.
Pourrait-on dire que c'est la crise des subprimes en 2008 qui a permis de montrer, petit à petit, dans quel cadre avait été fondé l'euro?
H.T.: Oui, avec les mesures d'austérité qui en ont découlé. Des mesures absurdes. Même le Fonds monétaire international (FMI) a montré leur effet improductif.
Dans cette histoire d'austérité, c'est la Commission européenne qui, rappelons-le, n'a été élue par personne et l'Allemagne qui ont joué un grand rôle.
Pourquoi l'Allemagne y tient-elle tant?
H.T.: D'abord par idéologie des dirigeants allemands. Aujourd'hui l'Allemagne est la gardienne du temple de cette orthodoxie libérale.
Ensuite parce que c'est elle s'en sort le mieux aujourd'hui en Europe, grâce à l'exportation de machines-outils dont elle a le quasi-monopole dans le monde.
Par ailleurs, l'Allemagne a adopté depuis une dizaine d'années une politique de baisse des salaires. Pour un pays, la baisse des salaires est la seule possibilité d'être compétitif quand, comme dans la zone euro, toute dévaluation de la monnaie est interdite.
Un jour les Chinois, dont le marché commence à saturer, vont se mettre à construire eux aussi des machines-outils. Mais pour le moment, l'Allemagne a de quoi imposer sa doctrine.
Quel est l'intérêt d'un débat sur la sortie de l'euro?
H.T.: Les tenants du pour et du contre la sortie de l'euro ont des arguments théoriques qui s'entendent. Le problème du débat actuel est qu'il n'y a pas de débat. Ceux qui envisagent la sortie de l'euro sont peu entendus dans les médias. Or, si leurs arguments étaient mieux diffusés, un débat de qualité pourrait s'instaurer, et l'on entendrait autre chose que des arguments d'autorité disant: «La sortie de l'euro, c'est le saut dans l'inconnu!»
Si l'on sortait de l'euro, beaucoup d'économistes – même ceux qui y sont favorables – expliquent que la France devrait dévaluer sa monnaie. Que se passerait-il alors?
H.T.: Dévaluer permet d'exporter plus facilement mais rend les importations plus chères. Si la France dévalue sa monnaie avec le déficit commercial qui est déjà le sien, cela ne va pas arranger les choses. Il faudra donc réduire les importations, donc produire localement ce qui est aujourd'hui importé.
Cela nécessite une vraie politique industrielle, inexistante pour le moment. Il faudra réorienter l'industrie en faisant des choix fiscaux, en nationalisant des systèmes clefs comme les banques. Il faudra aussi contrôler strictement les mouvements de capitaux parce que la nouvelle monnaie sera attaquée par la spéculation.
Sortir de l'euro engendrera des moments difficiles mais cela donnera de l'oxygène. On récupérera des marges de manœuvre pour fixer les taux d'intérêts. Il faudra accepter un peu d'inflation, mais c'était aussi le cas durant les Trente glorieuses.
Vous êtes donc favorable, personnellement, à la sortie de l'euro?
H.T.: Je crois que le jeu en vaut la chandelle. Aujourd'hui François Hollande applique cette politique d'austérité parce qu'il n'a pas le choix. Or, les gens ne l'ont pas élu pour ça.
De toute manière, je pense que l'euro finira par s'écrouler tout seul. Le système est trop fragile. Si une nouvelle crise arrive, et c'est loin d'être exclu, nous n'aurons plus les moyens de sauver les banques. L'euro n'y survivra pas.
J'ai interviewé Hosni Tekaya à Amiens jeudi dernier. Je l'avais déjà rencontré en septembre 2012 dans le cadre de la rédaction d'un article sur le Pacte budgétaire européen.