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Portrait robot de l'illettrisme en Picardie

Le 14 October 2013
Enquête commentaires (1)
Par Rémi Sanchez

Ils seraient près de 125.000 Picards avec des difficultés face à l'écrit. Et ces chiffres ne concernent que la part des Picards de 16 à 65 ans qui ont été scolarisés en France. En ajoutant les Picards qui n'ont pas été scolarisés en France, on arrive à 152.630 habitants de la région qui se trouvent en difficulté face à l'écrit. Soit presque deux Picards sur dix.

Ces chiffres qui donnent le vertige, ce sont les très mauvais résultats de l'enquête Information et vie quotidienne (IVQ) menée par l'Insee sur des données récoltées en 2011 et 2012, auprès de 1700 Picards. Il apparaît, au travers de ces données nationales, que la Picardie se place parmi les mauvais élèves dans le classement des régions françaises touchées par l'illettrisme, juste derrière le Nord-Pas-de-Calais et ses 11,5% d'illettrés.

Au cours de cette étude, les personnes ont été interrogées sur la lecture et la compréhension d'un texte, ainsi que sur la retranscription écrite. Ce dispositif a permis de repérer les «personnes de plus de 16 ans qui, bien qu'ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne», tel que l'indique la définition de l'illettrisme éditée par l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI) qui a participé à l'étude de l'Insee.

Les jeunes hommes plus touchés

Qui sont-ils, ces Picards en difficulté de lecture ou d'écriture? Il apparaît tout d'abord que les hommes sont légèrement plus touchés que les femmes: 13% contre 8% d'entre elles qui ont des difficultés face à l'écrit. De même, les jeunes de 16 à 35 ans et les personnes de 56 à 65 ans sont plus touchées que les âges intermédiaires.

La majorité des cas d'illettrisme se situe en zone urbaine ou en zone urbaine sensible. Le reste? 36% des personnes en difficulté vivent en zone rurale. Si cela peut paraître beaucoup, il faut prendre en compte que 44% de la population picarde vit en zone rurale. Du coup, en comparant la répartition des Picards, il apparaît que les zones rurales sont, légèrement moins durement touchées par le phénomène, alors que les zones urbaines sensibles (ZUS) sont davantage touchées. Une des raisons avancées par les commentaires de l'étude sont la plus grande proportion de Français nés à l'étranger dans les zones urbaines sensibles.

Véronique Duclercq est présidente de l'association Le Cardan, une des associations picardes qui lutte contre l'illettrisme. Dans les quartiers difficiles d'Amiens, les salariés du Cardan organisent des lectures pour les enfants dans les halls d'immeuble et dans les espaces publics. Pour les adultes, l'association organise des ateliers de lecture et d'écriture.

Si les chiffres des zones urbaines n'étonnent pas Véronique Duclercq, elle s'attendait à une situation plus difficile en campagne: «Nous intervenons souvent dans le Vimeu ou dans d'autres zones rurales. Là, on trouve des gens dans des situations sociales très mauvaises. Parfois au RSA, ils sont isolés, ils représentent une détresse plus cachée que celle des zones urbaines sensibles.» Elle estime que son association touche, dans son secteur, une centaine de ces ruraux isolés. «Nous essayons de rendre à ces gens une formation de base, pour qu'ils puissent à nouveau accéder à l'emploi».

Face à l'emploi, une situation paradoxale

L'emploi, justement, fait souvent défaut à ces personnes qui ont du mal à maîtriser l'écrit. Un tiers des Picards en situation d'illettrisme est sans activité ou demandeur d'emploi. 16% sont retraités. Mais la surprise de l'étude de l'Insee c'est justement que près de la moitié d'entre eux ont un travail.

Une situation paradoxale qui n'a pas manqué d'interpeller l'Urlip, l'Union régionale de lutte contre l'illettrisme en Picardie. Cette association financée par l'État et l'Europe est chargée de former formateurs et associatifs qui décident de s'attaquer à l'illettrisme. «On sait que beaucoup de gens ne sont pas repérés. En particulier dans le milieu de l'entreprise, l'aveu n'est pas forcément évident», explique Aurore Brochot, de l'Urlip. Alors que d'autres peuvent être repérés par des assistants sociaux, ceux qui travaillent échappent à cette vigilance.

«La Picardie est une région industrielle et agricole. Cela explique pourquoi tant de personnes peuvent travailler tout en ayant des difficultés à l'écrit», avance Florence Maugrenier, la directrice de l'Urlip.

Néanmoins, la situation de ces travailleurs est délicate. «Au bout du compte, explique Florence Maugrenier, ce sont des gens qui sont fragilisés dans leur avenir professionnel, des employés qui auront des difficultés pour évoluer, surtout si leur travail demande plus d'écrits, des rapports... Aujourd'hui, même une femme de ménage doit savoir lire des étiquettes et des protocoles.»

L'association travaille en collaboration avec les organismes de formation professionnelle ou les syndicats pour leur proposer des modules de remise à niveau ou, simplement, des outils et des conseils pour détecter l'illettrisme. «Cette étude arrive à un moment où notre plan d'action triennal se termine. Nous allons donc pouvoir utiliser ces résultats pour réorienter certaines de nos actions», se réjouit la directrice de l'Urlip.

L'environnement social corrélé

S'il fallait le préciser, l'illettrisme s'accompagne souvent de conditions de vie difficiles. L'enquête de l'Insee a ainsi révélé des corrélations avec le revenu du foyer, la profession des parents, le nombre d'enfants dans la fratrie... De même, les personnes en difficulté sont plus souvent locataires et déclarent, plus que la population totale, vivre dans un logement sombre, humide ou vétuste, et devoir se priver dans les loisirs, l'habillement, l'alimentation...

L'enfance, moment-clef

Si des corrélations sont clairement pointées, les associations tâchent, elles, de s'attaquer aux causes de l'illettrisme. «Il y a tout d'abord des causes médicales, avec des dyslexies qui ne sont pas repérées ou mal prises en charge, explique Aurore Brochot. Parfois il y a des causes biologiques, avec des enfants qui entrent à l'école alors qu'ils ne sont physiologiquement pas encore matures pour l'apprentissage de l'écriture. Il y a enfin des causes sociales. Certains parents n'accompagnent pas forcément les études de leurs enfants, parfois car ils ont eux-même des difficultés. S'il manque à l'enfant le vocabulaire de base que les parents auraient pu enseigner, les enseignants ne pourront pas travailler sur la pédagogie de la lecture».

Véronique Duclercq, la présidente du Cardan, voit aussi l'école comme une étape primordiale de lutte contre l'illettrisme. «Pour certains jeunes la connexion, la complicité qui devrait s'établir avec l'école ne se fait pas. Il faut qu'ils comprennent l'intérêt d'apprendre à lire et qu'ils apprennent à aimer cela. S'ils n'ont pas le plaisir de lire, lire restera limité à leur quotidien, au basique.»

250 000 Picards en difficulté à l'écrit, à l'oral, ou devant le calcul

«Par ailleurs, ce n'est pas comme le vélo: on désapprend très vite si on ne pratique pas», pointe Véronique Duclercq. Au risque de savoir faire un chèque, écrire une liste de courses, mais d'être pris de cours devant un document officiel ou la rédaction d'un courrier ou d'un CV.

Enfin, si le tableau n'était pas assez sombre, on peut rajouter à ces 125.000 Picards en difficulté de compréhension écrite, celles et ceux qui ont des difficultés dans les mathématiques les plus élémentaires et des difficultés de compréhension orale, le chiffre dépasserait les 250.000 personnes.

Mais l'amélioration est possible. L'exemple qui donne espoir, c'est le Nord-Pas-de-Calais. Lors de la première enquête IVQ portant sur l'illettrisme, en 2004, la Région présentait un taux d'illettrisme de 14%. Sept ans plus tard, ce taux est descendu à 11,5%.

Dans l'œil du Télescope

Urlip et Cardan ont été interviewés vendredi 11 octobre, suite à la présentation des résultats de l'étude par l'Insee, le jeudi 10 octobre.

Suite à une mauvaise programmation des fonds européens (FSE et Feder, voir notre article sur le sujet), l'association Cardan est menacée d'un trou de plus de 400.000 euros dans sa trésorerie de 2014.