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Pénalisation des clients: ce qu'en pensent nos députés

Le 05 December 2013
Entretien commentaires
Par Rémi Sanchez

Il a été voté hier. 268 députés ont voté pour le projet de loi sur la prostitution qui doit pénaliser les clients, abroger le délit de racolage passif et créer des conditions favorables à la sortie de la prostitution pour les femmes victimes d'esclavage.

Mais le texte, présenté par une commission composée d'élus de différents bords n'aura pas fait l'unanimité. D'abord dans l'opinion, où 19 larrons qui se faisaient appeler les «343 salauds» se sont élevés contre la pénalisation des clients. Des syndicats de prostitués et travailleurs sexuels se sont également opposés au projet de loi. À l'opposé, des voix féministes se sont élevées pour apporter leur soutien au projet.

Les députés se sont retrouvés aussi partagés que l'opinion publique. Tous les camps ont été divisés. Sur les 577 députés, on comptait hier après-midi 485 votants. Sur ces votants, 79 se sont abstenus. Sur les 406 restants, 138 ont voté contre, et 268 pour. Une division qui présage de nombreux autres débats lors de l'arrivée du texte devant le Sénat.

Pourquoi une telle indécision parmi les députés? Catherine Coutelle, députée PS présidente de la délégation aux droits des femmes, expliquait l'esprit du projet: «Faire apparaître la violence, l'esclavage, l'exploitation qui se cache derrière» la prostitution. Elle rappelle qu'entre 2005 et 2010 le nombre de victimes de la traite a augmenté de presque 20% en Europe, d'après les statistiques de l'agence Eurostat. «Aujourd'hui, les personnes prostituées sont pénalisées, stigmatisées, elles doivent devenir victimes, être reconnues, être protégées», précisait-elle encore.

Le rapporteur UMP Guy Geoffroy ajoutait: «C'est une proposition de loi qui dit que ce sont des victimes. Elles sont victimes de la traite des êtres humains [...] et elles sont victimes de ce que j'appelle le proxénète invisible, celui qui dans sa jeunesse a créé les conditions qui ont fait qu'un jour elles se sont retrouvées réduites [à la prostitution] en pensant qu'elles avaient la liberté de le faire».

Cette vision de la prostituée ou du prostitué comme une victime qu'il faut défendre, c'est cela aussi qui a posé des problèmes de conscience à certains élus. Notamment à Barbara Pompili, députée de la Somme et co-présidente du groupe Europe-Écologie-Les-Verts à l'Assemblée nationale.

Mais les élus ont également été confrontés à des discours mettant en cause le bien-fondé de la pénalisation du client. Au premier chef, un rapport du programme de développement des Nations unies qui pointe que cette pénalisation peut poser des problèmes de santé publique, des reculs dans la protection et la prévention contre le Sida et les infections sexuellement transmissibles.

Juste avant le vote, Le Télescope d'Amiens a souhaité interroger les députés de la Somme sur leurs positions. Voici leurs explications.

Barbara Pompili: «Une démarche infantilisante»

La députée de la deuxième circonscription de la Somme (Amiens-Boves) et co-présidente du groupe EELV à l'Assemblée nationale a été en pointe sur la discussion de la loi.

Barbara Pompili, en juin 2013.

Le Télescope d'Amiens: Que comptez-vous voter, avec le groupe EELV?

Barbara Pompili: Il n'y a pas d'unanimité dans le parti. Une majorité va se prononcer pour le rejet, et j'en fais partie. Il y a plusieurs raisons. Pour nous, la mesure-phare, c'est l'abrogation du délit de racolage passif qui avait été mis en place par Nicolas Sarkozy, et ça c'est une bonne chose.

Par contre, la pénalisation du client risque de repousser la prostitution plus loin dans la clandestinité. Les prostituées devront se cacher, ou travailler sur internet où il n'est pas possible de jauger le client. Si l'objectif annoncé de la loi est de protéger les prostituées, pour moi on tombe à côté.

Un rapport du programme de développement des Nations unies déconseille la pénalisation du client au motif de la santé publique et de l'augmentation des risques de transmission d'IST (Infections sexuellement transmissibles). Qu'en pensez-vous?

Effectivement, je pense que l'idée de pénaliser les clients augmente le risque d'être victime de violences par les clients. Elles pourraient être également plus vulnérables aux IST car elles pourront moins imposer leurs volontés et leurs manières de faire. Elles seront aussi moins visibles, donc moins facilement accessibles aux réseaux d'aides. Certes, on les verra moins, comme en Suède, mais la situation y est-elle vraiment plus enviable?

Quels sont les points positifs du projet de loi, selon vous?

Il y a quelques mesures intéressantes. J'ai parlé de l'abrogation du délit de racolage passif, mais il y a aussi la possibilité pour les prostituées d'être protégées contre leurs proxénètes, de changer d'identité. La loi devrait aussi donner des moyens financiers pour aider les prostituées qui veulent sortir de la prostitution.

Le problème de cette loi est qu'elle considère la prostitution du point de vue de l'esclavage. Comme si toutes les prostituées étaient victimes de la traite. Oui, il y en a beaucoup. Ces personnes-là sont des esclaves: il faut s'attaquer à ce problème en renforçant la législation qui existe, il faut donner les moyens à la lutte contre les réseaux de prostitution. Mais on ne peut pas faire comme si c'était la seule réalité. C'est un parti-pris qui paraît discutable, de ne pas vouloir considérer la prostitution volontaire. Il y a des femmes qui le choisissent. Et celles-là seront fragilisées si leurs clients sont pénalisés: elles devront se cacher. Elles demandent juste à pouvoir exercer leur activité sans être inquiétées, elles demandent une protection sociale. Je ne suis pas réglementariste, mais on ne peut pas les négliger.

Vous avez l'impression que le discours des travailleurs du sexe a été négligé?

La loi n'est pas claire: «Toutes les prostituées sont victimes donc il faut les sortir de là et pénaliser les clients». Si on suit cette logique, la première chose à faire c'est d'écouter ces victimes. Or, la commission ne les a pas reçues. Ils ont reçu une personne d'un syndicat, et aucune prostituée n'est venue. Mais ils ont écouté des intellectuels, des associations... Quand on fait une loi sur le bâtiment, on invite les professionnels du bâtiment, c'est normal. Je pense que cela montre la philosophie de la loi: une démarche infantilisante où l'on considère les prostituées comme des victimes, des personnes qui ne sont pas responsables. En tant que féministe, ça me pose problème: certes, certaines sont des esclaves, mais les autres, il faudrait les écouter.

Alors que préconisez-vous pour lutte contre la traite des êtres humains?

Je pense que l'arsenal existe pour lutter contre les réseaux mafieux, mais il faut probablement lui donner plus de moyens. Mais un des points intéressants de ce projet de loi, c'est la protection qu'on propose aux prostituées si elles décident d'en sortir, avec changement d'identité.

Alain Gest: «Pas de solution miracle»

Le député UMP de la quatrième circonscription (Doullens-Montdidier) de la Somme n'a finalement pas pris part au vote. Lorsque nous l'interrogions, avant le vote, il était déjà indécis.

Alain Gest, en septembre 2012.

Le Télescope d'Amiens: Comptez-vous voter pour le projet de loi sur la prostitution?

Alain Gest: Je n'ai toujours pas décidé de ce que je vais faire. Je serais tenté par dire qu'il faut mettre un terme à la prostitution, et que la pénalisation des clients est une bonne chose. Mais d'un autre côté il y a les témoignages de prostituées qui font pencher vers la solution inverse, car elles craignent d'exercer dans de moins bonnes conditions. C'est un cas de conscience où l'on n'y voit pas clair. J'ai le sentiment qu'il n'y a pas de solution miracle. S'il l'on met une interdiction, il y aura contournement des dispositifs. Si l'objectif est de limiter les gains des proxénètes, va-t-on vraiment toucher les personnes à sanctionner?

Quelle est votre position sur la responsabilité du client?

Je pense que la verbalisation des clients peut les responsabiliser, mais cela risque de permettre au client d'imposer des conditions à la prostituée pour ne pas être sanctionné. Peut-être que les tractations entre clients et prostituées seront plus restreintes, peut-être que cela se passera dans des lieux plus cachés, plus sordides. J'étais plutôt favorable à la loi, mais plus j'écoute ceux qui sont concernés et plus je m'interroge.

Pascale Boistard: «Renforcer la répression des réseaux mafieux»

La députée PS de la première circonscription de la Somme avouait, la veille du vote, être très circonspecte à propos de la loi. Par ailleurs, retenue hier par ses travaux dans la commission Goodyear, elle a donné son pouvoir à un collègue député. Hier, elle a été enregistrée comme ayant voté en faveur de la loi.

Pascale Boistard, en septembre 2012.

Le Télescope d'Amiens: Comptez-vous voter le projet de loi sur la prostitution?

Pascale Boistard: Je suis partagée entre l'abstention et le oui. Je dois encore réfléchir, il y a des points intéressants, mais je ne suis pas convaincue.

Quels sont les points qui retiennent votre attention?

Il y a un premier pas dans l'accompagnement vers la sortie de la prostitution, et c'est une bonne chose. Tout comme l'abrogation du délit de racolage passif. Car cela avait amené une paix sociale mais n'avait fait que cacher la prostitution, la repousser plus loin, en mettant en danger les prostituées.

La pénalisation du client risque d'avoir les mêmes effets, même si les rapporteurs expliquent que c'est la meilleure solution.

Je ne pense pas que la majorité des prostituées disposent de leur corps. Certes il y en a qui pratiquent cela comme une activité, mais c'est une minorité par rapport aux situations de traite des être humains. Et je ne pense pas que ce texte de loi résolve cette question. Il faudrait renforcer la répression des réseaux mafieux qui font tourner les filles dans plusieurs pays européens, la répression contre les souteneurs et les proxénètes.

Par ailleurs, le projet est présenté sous un angle assez moralisateur, et ne voit le problème que sous l'angle de la femme victime, oubliant la mixité et la parole des syndicats de prostituées qui revendiquent de pouvoir exercer leur activité.

Est-ce difficile de voter contre le projet en étant dans la majorité?

Non, voter contre ce n'est pas ce qui m'effraie. Mais je ne voterai pas contre car, selon moi, il y a des éléments qui vont dans le bon sens. D'ailleurs je ne suis même pas certaine qu'il y ait eu des consignes de vote au sein du groupe PS.

Dans l'œil du Télescope

Stéphane Demilly (UDI) et Jean-Claude Buisine (PS) ont été contactés, mais n'ont pas donné suite à nos sollicitations. Jean-Claude Buisine a voté pour le texte, comme une grande partie des élus PS, et Stéphane Demilly s'est abstenu, comme la moitié des députés UDI.