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L'impossible procès de Monsieur le maire

Le 09 January 2013

«On s'y attendait un peu». C'est la fatalité qui pointe dans la voix de Berty Loubota. Cela fait plus de dix ans qu'elle et sa famille attendent une réponse. Son frère, Hector Loubota, est décédé sur le chantier de la Citadelle, le 22 février 2002.

«Quelqu'un décède sous 600 kilos de briques sur son lieu de travail, c'est normal qu'on cherche des responsabilités», estime Tina Loubota, l'autre sœur d'Hector. Mais si une réponse doit arriver par la justice, si des responsabilités doivent enfin être dégagées, elles ne le seront pas avant le 11 juin 2013, date de renvoi de l'audience.

Pourquoi tant de temps pour instruire et juger cette affaire? Rappelons quelques faits. Hector Loubota était employé par la municipalité de Gilles de Robien, en Contrat emploi solidarité (CES). Ils étaient nombreux, dans son cas, à travailler à la réfection du site de la Citadelle. Un site monumental, situé entre le centre-ville et le quartier Nord, où doit s'implanter la future université.

Sur ce chantier, des jeunes avec peu de formation, espérant avoir une chance de s' "insérer" ou d'y obtenir un contrat stable.

Vents contraires sur le chantier

La raison première invoquée pour expliquer l'accident tragique de ce chantier? Les conditions météorologiques, selon la presse locale. Des pluies trop abondantes auraient fragilisé la paroi sur laquelle travaillait Hector Loubota, et un mauvais coup de vent se serait chargé du reste.

Sauf que l'enquête révèle que l'encadrement de ce chantier de contrats aidés était plus qu'inconséquent. Des incohérences, des négligences, des imprudences s'ajoutent à l'amateurisme des jeunes travailleurs qui espéraient une formation. C'est également ce que constate François Ruffin, le patron du journal Fakir qui a longuement enquêté sur le décès d'Hector Loubota.

L'instruction s'intéresse à la responsabilité de Jean-Marc Morelle, un directeur de service de la mairie au moment des faits. Mais l'enquête du parquet prendra près de six ans et sera clôturée en 2008. «Un temps invraisemblable», juge Maître Benjamin Sarfati, l'avocat de la famille de la victime, habitué à peser ses mots. En mars 2009, le procès en correctionnelle qui doit juger si le fonctionnaire est coupable du décès du jeune homme est «un naufrage».

La lettre annotée change la donne

À la fin de ce procès, ce fut le coup de théâtre. L'avocat de la défense présente un document, une lettre annotée de la main de Gilles de Robien, qui semble exonérer de toute responsabilité le fonctionnaire de la mairie, Jean-Marc Morelle.

En effet, selon cette lettre, l'architecte en chef des bâtiments de France a écrit, en 2000, à Bernard Nemitz, alors adjoint en charge de l'insertion. L'objet de la lettre, c'est d'ordonner une expertise complète du site, qui aurait permis de connaître l'état réel de ces vieux murs. Bernard Némitz écrit qu'il ne voit pas comment la municipalité pourrait se passer de faire cette expertise. Une expertise qui coûterait près de 85000 F à la ville.

En revanche, selon ce document présenté au juge, Gilles de Robien aurait griffonné son désaccord, soulignant que la municipalité n'a pas d'obligation légale à se payer cette expertise, puisque la Citadelle n'est pas classée "monument historique".

2009: un procès sans accusé

Voilà la situation du procès de 2009. L'accusé, Jean-Marc Morelle, est relaxé mais la famille Loubota, huit ans après le décès d'Hector, n'a toujours pas la moindre certitude.

Selon leur avocat, ce qui se passe ensuite est pire. «Le procureur, devant une telle pièce, aurait dû demander un supplément d'information pour ré-orienter l'enquête. Pour moi, la parquetière aurait dû poursuivre Gilles de Robien.» Dans le jugement de relaxe du 30 juin 2009, la lettre griffonnée est évoquée, mais aucun nom d'élu n'est cité. Et la justice aurait pu s'arrêter là.

Trois élus à l'audience

Mais hier, Jean-Marc Morelle, Bernard Nemitz et d'autres se sont retrouvés sur le bancs des témoins, et Gilles de Robien aurait dû être jugé pour homicide involontaire. À noter que l'avocat qui défend aujourd'hui l'ancien maire d'Amiens, Maître Hubert Delarue, n'est autre que son ancien adjoint à la santé.

Hélas, le procès n'a pas pu se dérouler.

Après une audience, avortée, d'une quinzaine de minutes, Maître Delarue et Maître Sarfati refont, devant les journalistes, le match qui n'a pas eu lieu devant le juge et le procureur. Problème de temps, problème de procédure, les six témoins cités paraissaient trop nombreux pour que l'audience se tienne en une demi-journée. «L'essentiel, pour mes clients, c'était que l'audience ne soit pas reportée à une date trop lointaine» estime Maître Benjamin Sarfati, l'avocat de la famille d'Hector Loubota.

Du coup, le 11 juin paraît acceptable, et une journée entière sera consacrée au jugement. Entre-temps, Maître Delarue aura obtenu les pièces du dossier de l'instruction dont il ne disposait pas en intégralité, selon ses déclarations à la présidente du tribunal, Catherine Briet. Son client Gilles de Robien n'ayant pas été inquiété lors du précédent procès, son avocat, l'ancien bâtonnier, ne disposait pas de toutes les pièces.

Du bon fonctionnement d'une municipalité

Devant les caméras et les dictaphones des journalistes, chacun y va de son argument imparable. Pour la défense, c'est-à-dire l'avocat de l'ancien maire, la famille Loubota «ne semble pas comprendre comment fonctionne une mairie». Maître Delarue affirme que le maire n'a pas à s'occuper des questions techniques, «ne signe jamais d'expertise». Il semble donc écarter la véracité de cette dernière pièce apportée au dossier, tout en assurant que «Gilles de Robien ne s'est jamais défilé» devant la justice.

Pour Maître Sarfati, la véracité de la lettre ne fait aucun doute et, puisque Gilles de Robien n'a pas proposé «d'acte de substitution», en l'occurrence une autre expertise du site de la citadelle, alors il est responsable de ce qui s'est produit sur le chantier.

Ses clients «ont la perception qu'une faute a conduit à la mort de leur fils, et que la gravité de cette faute appelle une décision solennelle». C'est pour cette raison qu'ils ont porté l'affaire devant une cour pénale plutôt qu'un tribunal administratif.

«Ils ont suivi de façon déférente toute la procédure d'instruction, qui a pourtant été très longue. On ne les a jamais entendu déclarer qu'ils voulaient la tête de tel ou tel élu», estime leur avocat. En juin, ils devraient avoir les réponses pour, selon leurs mots, «faire leur deuil».

Dans l'œil du Télescope

Les propos ont été recueillis pendant et après l'audience du mardi 8 janvier. Précision: M. Gilles de Robien n'était pas présent, ayant donné pouvoir à son avocat.