Archives du journal 2012-2014

Les salariés de l'Irffe dénoncent leur condition

Le 09 July 2013
Enquête commentaires
Par Fabien Dorémus

 «Depuis quatre ans, ce qui m'a le plus choqué ici, c'est de voir les gens pleurer seuls dans les bureaux.» Thierry Liné est un ancien vacataire de l'Institut régional de formation aux fonctions éducatives (Irffe). Aujourd'hui, il est cadre pédagogique. Comme ses collègues, il participe à la formation des futurs travailleurs sociaux de la région.

L'Irffe accueille près de 1200 étudiants chaque année. Répartis sur trois sites (Amiens, Beauvais et Laon), les étudiants sortiront de l'institut éducateurs spécialisés, assistants sociaux, aides médico-psychologique, etc. Une dizaine de métiers différents qui les amèneront à exercer auprès d'un public en situation de handicap (mental et/ou physique), ayant une santé mentale fragile, un besoin de protection (enfances abîmées), en insertion, etc.

«De la crèche à la maison de retraite, ils vont travailler pour ceux qui sont en difficulté dans leur vie», résume un éducateur de l'Irffe. Ce sont des métiers difficiles, très importants pour préserver une société pacifiée.»



Les locaux de l'Irffe à Amiens, rue des Deux-ponts.

L'Irffe est géré, depuis sa création en 1966, par une association: le Centre régional pour l'enfance, l'adolescence et les adultes handicapés et inadaptés de Picardie (CREAI). Côté finances, c'est le conseil régional de Picardie qui en assure plus de 90% des ressources. La Région finance mais ne gère pas. Pour l'instant.

Pour l'instant seulement car la situation pourrait évoluer. «On se donne l'été pour établir une stratégie», explique Didier Cardon, vice-président du conseil régional en charge du dossier. Ensuite? «C'est un choix politique ancien d'avoir choisi le CREAI pour gérer l'Irffe. Mais si les difficultés sont telles qu'il faut faire autrement, on fera autrement.»

Vers un changement de statut ?

Si une solution aux problèmes évoqués par le personnel de l'institut n'est pas trouvée dans les prochains mois, la Région envisage de retirer la gestion de l'Irffe à l'association CREAI. «Il faudra alors préparer la transition vers un autre statut, comme le Gip [groupement d'intérêt public, ndlr], par exemple», précise Didier Cardon.

Nous n'en sommes pas encore là mais le passage de l'Irffe en Gip permettrait à la Région d'avoir légalement son mot à dire sur la gestion interne d'une structure qu'elle finance déjà en quasi totalité. Mais surtout, cela éloignerait l'institut de l'association qui la gère.

Car, unanimement, les salariés de l'Irffe rencontrés à Amiens pointent le CREAI, et sa direction, comme source de leurs tourments.

«Une inflation des arrêts maladie»

Environ quatre-vingts salariés travaillent au sein de l'Irffe, essentiellement en CDI. Ce n'est donc pas la précarité de leur emploi qui est dénoncée, «même si le nombre de CDD est en augmentation ces dernières années», affirme Gérard Poncelet, responsable de la formation des moniteurs-éducateurs, syndiqué à la CGT.

Depuis 2009, les salariés ont vu leurs conditions de travail se dégrader. «De 2010 à 2012, il y eu une inflation des arrêts maladie», indique Gérard Poncelet. «On a des collègues en arrêt pour dépression», abonde Didier Kapetanovic, cadre pédagogique, secrétaire du CHSCT, non syndiqué.



Didier Kapetanovic, secrétaire du CHSCT.

Pourquoi depuis 2009 ? À cette époque, l'organisation du travail est modifiée. «Ce changement était légitimé par les enjeux à venir, nous disait-on, raconte Didier Kapetanovic. Mais au lieu de nous aider, la nouvelle organisation a fait tout le contraire.»

Les «enjeux à venir» sont toujours d'actualité. Il s'agit pour l'Irffe d'accéder au rang de Haute école professionnelle en action sociale et de santé (Hepass). Une reconnaissance nationale nécessaire. «Sinon, le risque, c'est de finir sous la tutelle de Rouen, Lille ou Reims», explique Didier Cardon. L'enjeu est donc d'importance pour la Picardie qui ne possède qu'un seul centre de formation aux métiers du social et médico-social.

Mais, visiblement, les changements opérés pour préparer la mue de l'institut sont mal passés. «On ne s'oppose pas au changement mais aux conditions du changement, précise Didier Kapetanovic. Il faut des personnes qui croient dans le collectif. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, l'association [le CREAI, ndlr] est mortifère.»

Un dialogue «impossible»

Premier grief des salariés : l'absence d'échanges constructifs avec la hiérarchie. «C'est un fonctionnement autocratique où l'on nous fait croire qu'il y a un dialogue social. Mais les décisions sont prises sans notre expertise», regrette Joanna Dolata, cadre pédagogique, syndiquée FO. «Toutes les instances représentatives du personnel ne sont plus que des chambres d'enregistrement, ajoute Didier Kapetanovic. C'est un dialogue de sourd. La situation est devenue impossible.»

Ces deux salariés sont d'anciens délégués du personnel, ils ont démissionné de leur fonction ces dernières années, tout comme leurs collègues Gérard Poncelet (CGT) et Laurence Lutton (Sud). Tous pointent «un dialogue impossible avec la direction». Même lors de la grande réorganisation de 2009: «Des rôles ont été redistribués, des services mutualisés, sans que ce soit discuté».

Mais la direction du CREAI ne voit pas les choses du même œil.

Le président claque la porte

«L'absence de dialogue social, je ne sais pas ce que ça veut dire, explique de son côté Roland Lefevre, président du CREAI. Des instances comme le CHSCT [Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr] ou le CE [comité d'entreprise, ndlr] fonctionnent.»

Il explique que, deux ans auparavant, un diagnostic sur les risques psychosociaux a été mis en place, en liaison avec l'inspection et la médecine du travail. «On arrive à la phase des entretiens individuels, indique Roland Lefevre. J'avais aussi proposé qu'une analyse stratégique et systémique soit réalisée pour résoudre les problèmes de tensions dans l'entreprise. Mais ça a été refusé par les salariés.»

Le président du CREAI a décidé de claquer la porte. Il sera démissionnaire à la mi-septembre. «Je suis président depuis quatre ans, membre du conseil d'administration depuis quinze ans. Je n'ai pas vocation à assumer des conflits sociaux dont je ne comprends ni les tenants ni les aboutissants.» Cette décision est une décision personnelle: la Région ne lui a, semble-t-il, pas demandé de partir. «Mais on ne l'a pas retenu», glisse Didier Cardon.

«Notre charge justifie notre salaire»

Le conflit social, que le président du CREAI explique ne pas comprendre, s'est manifesté le 29 mai dernier par un débrayage. Un collectif de salariés a voulu alerter ce jour-là le conseil d'administration du CREAI des difficultés ressenties. Mais cela ne s'est pas très bien passé. Une salariée qui faisait partie du collectif raconte avoir été «profondément choquée» du ton et des paroles tenues par le président du CREAI: «J'y ai ressenti du mépris assorti d'un manque de considération et d'intérêt».

Le mépris. Le mot revient souvent dans la bouche des salariés en colère. «C'est ce mépris qui a fait flamber les choses», analyse Olivier Lambert, cadre pédagogique des moniteurs-éducateurs. «La direction nous considère comme des privilégiés, alors que l'on a du mal à maintenir la qualité de la formation», ajoute Didier Kapetanovic. «Notre charge justifie notre salaire, clame Martine Gascon, responsable de la filière des aides médico-psychologiques. J'en suis à 120 heures supplémentaires depuis mon retour.»



Gérard Poncelet (CGT), responsable de la formation des moniteurs-éducateurs.

«J'ai fait un AVC [accident vasculaire cérébral, ndlr] l'année dernière, peut-être dû au surmenage, explique-t-elle. Je suis revenue en septembre après six mois d'arrêt. Pendant ce temps, en guise de remplacement, on a juste proposé à un collègue de venir faire mon travail cinq heures par semaine. Comme si je ne travaillais que cinq heures par semaine !» À son retour, à mi-temps, Martine Gascon découvre le travail en retard qui l'attend. D'où le nombre impressionnant d'heures supplémentaires effectuées depuis.

«On embauche plus facilement des chefs que des formateurs»

Le cas de Martine Gascon est «typique de ce qui se passe à l'Irffe», selon sa collègue Joanna Dolata: «Quand il y a surcharge de travail ou qu'un collègue est absent, la charge supplémentaire est portée sur un autre collègue. C'est une accumulation insupportable. Et c'est la même chose pour les secrétaires. Si l'une passe son temps de travail à 80%, sa charge de travail, elle, ne baisse pas.»

À l'Irffe, les salariés dénoncent un problème de personnel. «Le nombre d'étudiants dans ma filière a triplé depuis l'année dernière, ajoute Martine Gascon. Avant, on amenait 30 étudiants au diplôme, maintenant c'est 95. Et un seul un poste a été créé pour m'aider.» Alors que dans le même temps elle passait d'un temps plein à un mi-temps, suite à son accident. «Maintenant, on embauche plus facilement des chefs que des formateurs de base ou des secrétaires. Notre travail auprès des étudiants n'est même pas reconnu.»



Joanna Dolata (FO), cadre pédagogique.

Ce travail non reconnu mais effectif se serait développé depuis 2009. «On en fait tous plus que ce qui est prévu, par défaut d'organisation», indique Didier Kapetanovic. Le manque d'organisation, c'est aussi ce que dénonce Carole Monnehaye, responsable de la filière des assistants sociaux. «Des tâches nouvelles nous ont été affectées sans cohérence, sans visibilité globale. Par exemple, je dois prévoir au début d'année le paiement des vacataires mais je n'ai aucune visibilité sur mon budget. C'est l'opacité totale.»

Du côté des financements, justement, y a-t-il un problème? Les salariés ne savent pas. «Nous n'avons aucune visibilité sur l'utilisation des fonds. On doit constamment demander des informations, rien ne nous est transmis», explique Didier Kapetanovic.

Le directeur démissionnaire aussi

L'ensemble de ces problèmes, cumulés au fil des années, ont semble-t-il découragés beaucoup de dirigeants de l'Irffe. L'actuel directeur devrait quitter ses fonctions bientôt. Gérard Poncelet croit en connaître les raisons: «Il est arrivé en octobre 2012. Toutes ses prérogatives lui avaient été retirées, le poste était vidé de sa substance, il ne pouvait plus prendre de décisions.»

Cet été la Région et les membres du conseil d'administration du CREAI vont avoir fort à faire pour sortir l'Irffe de la situation dans laquelle il est. Avec toujours en ligne de mire, l'accession au rang de Haute école professionnelle. «Le passage en Hepass demande que le projet politique soit porté par tout le monde», indique Didier Cardon. Vaste programme.

Dans l'œil du Télescope

Je me suis rendu à l'Irffe jeudi dernier au matin. J'y ai interviewé une dizaine de salariés. J'ai contacté dans la journée le vice-président du conseil régional par téléphone. Le lendemain, j'ai pu interviewer par téléphone le président du CREAI.