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Les Procter & Gamble ont fait parler la poudre

Le 05 April 2013

Mardi soir. À la nuit tombée, cinq groupes de six ou sept personnes gardaient les entrées de l'usine amiénoise de la multinationale Procter & Gamble. Des syndicalistes de tous bords (CGT-CFDT-FO-CFTC) en chasuble mais aussi des salariés non cartés, des jeunes trentenaires pour la plupart.

«Plus un camion ne sort, plus un camion ne rentre», nous explique le délégué Force ouvrière autour d'un brasier improvisé. Malgré le froid mordant, les salariés en grève bloquent depuis le début de la journée l'accès de leur usine de lessive. Au bord de la route, des dizaines de camions de marchandise se sont garés à l'improviste et attendent. Certains routiers tentent de renseigner en anglais auprès des grèvistes. «We wait», répond le syndicaliste. On attend.

La réaction de la direction n'a pas tardé. À la fin de cette première journée de blocage, elle annonçait aux délégués du personnel qu'elle ferait appel aux forces de l'ordre pour faire débloquer l'usine.

L'élu FO nous montre une ordonnance du président du Tribunal de Grande instance d'Amiens (voir photo) qui autorise Procter & Gamble «à avoir recours à la force publique si besoin est, et à en solliciter le concours auprès de Monsieur le Préfet de la Somme» et ordonne «à toute personne de laisser le libre accès et la libre circulation» à l'entrée à et à la sortie de l'usine.

À la surprise des grévistes, les patrons se montrent sourds à leur colère, intransigeants, voir menaçants. Pourtant, les salariés ne réclamaient qu'un «petit geste» à l'occasion des NAO, les négociations annuelles obligatoires. Une augmentation de 70 euros brut par mois au lieu des 35 accordés pour les salaires de moins de 2200 euros. Et 2% pour les salaires compris entre 2200 et 3000 euros au lieu de 1%.

En attendant les CRS

Vers 22 heures, malgré les menaces de la direction, toujours pas de trace des forces de l'ordre. Le Préfet de la Somme n'a pas envoyé ses troupes. «Ils attendent peut-être la fin du match», plaisante un salarié. À 23 heures, on apprend que le PSG a fait match nul contre le FC Barcelone en Ligue des champions. Les CRS ne viendront pas ce soir.

Chez les salariés, la direction en prend pour son grade. Ils sont écoeurés. «Ce ne sont pas des NAO, mais des DAO, des décisions annuelles obligatoires, nous explique un jeune technicien de production de 31 ans, non carté, embauché il y a quatre ans. Tous les ans, ils nous donnent la même chose. Nous sommes la jeune génération, la génération Mitterrand. On nous avait promis beaucoup de choses. Aujourd'hui nous n'avons rien.»

Il a fait son calcul. Pour que compenser l'augmentation du cout de la vie, 2% entre 2011 et 2012, il lui faudrait une augmentation de 55 euros brut par mois. Grèviste, il pourra difficilement compter sur les augmentations individuelles attribuées par la boîte.

À l'intérieur de l'usine illuminée de grands néons, les ouvriers nous disent qu'une chaine de production continue de fonctionner, mais pas pour longtemps. La date du blocage est stratégique. Juste avant l'inventaire de fin de mois, au moment où les stocks sont au plus bas.

Le préfet envoie l'inspectrice du travail pour renouer le dialogue

Mercredi midi. Le soleil réchauffe les salariés grévistes, toujours au poste autour de l'usine. Les camions de marchandise attendent toujours sur les trottoirs. À l'intérieur de l'usine, du nouveau: les délégués du personnel sont en pleine réunion avec la direction.

Le préfet, sollicité par Procter and Gamble pour casser le blocage par la force, a préféré dépêcher une inspectrice du travail dans la matinée pour relancer la négociation entre les syndicats et la direction. Une heure de réunion sans grand résultat.

«Après la réunion, le directeur a convoqué tous les salariés et nous a expliqué qu'il allait poursuivre en justice les personnes responsables du blocage. C'est évidemment pour mettre la pression et diviser les salariés», relate Jocelyn Bédé, délégué du personnel CFDT. Et la direction a rapidement mis ces menaces à exécution. Dans la journée, sept syndicalistes recevaient une invitation à se présenter le lendemain même devant TGI d'Amiens.

Côté négociations, rien n'a avancé durant la matinée. «Ils se foutent de notre gueule», résume Thierry Lavergne, délégué du personnel CGT. Ne voulant pas rehausser l'enveloppe globale attribuée aux augmentations collectives 2013, la direction a évoqué un nouveau mode de redistribution. 1,6% pour tous les salariés quelque soit le salaire.



Walter Marais et Jocelyn Bédé (CFDT)

Soit 24 euros au lieu de 35 euros pour les jeunes embauchés qui touchent autour de 1500 euros. « Si on applique un pourcentage, les petits salaires ne sont pas privilégiés, analyse Thierry Lavergne (CGT). «C'est une régression complète, estime aussi Jocelyn Bédé (CFDT). De toutes façons, il n'y a jamais eu de négociation ici. Cela a toujours été des décisions unilatérales.» «Cela a été évoqué, confirme Vincent Roullet, responsable des ressources humaines chez Procter et Gamble. L'alternative, c'est effectivement de redistribuer 1,6% à tous les salariés, de façon plus équitable [sic]».

Les syndicats se sentent baladés

Une revalorisation de l'augmentations collective 2013? Procter & Gamble ne veut pas en entendre parler. L'usine accorde peu ou prou les mêmes augmentations collectives aux salariés depuis trois ans, et distribue un montant supérieur d'augmentations individuelles. Une méthode que dénoncent les syndicats. «C'est à la gueule du client», résume un gréviste.

«En 2012, 67% du personnel a eu une augmentation, en moyenne de 3,3%, s'explique Vincent Roullet de Procter & Gamble. 87% du personnel a reçu au moins une augmentation au cours des deux dernières années. Chez Procter, nous savons reconnaître les performances. [sic]»

«Ils nous disent que 70% des gens ont des augmentations individuelles l'année dernière, mais on ne peut rien vérifier, dénonce Jocelyn Bédé de la CFDT. Ils se gargarisent de nous donner en moyenne 2,2% d'augmentations individuelles, ce qui donnerait 2,8% avec les augmentations collectives. Mais si nous demandons 70 euros d'augmentation pour les plus bas salaires, ce n'est pas seulement pour cette année, c'est pour rattraper le retard des années précédentes.»

De manière générale, les syndicats de P&G manquent de données. «Ils nous baladent complètement», tranche Thierry Lavergne de la CGT. Le délégué du personnel assure que la direction ne lui avait jusqu'ici jamais communiqué le montant des salaires à l'embauche dans sa propre usine. «Nous venons seulement d'avoir les salaires du personnel, sans les noms.» 

«Nous voudrions connaître les salaires depuis 1990 pour mettre en évidence la régression, explique Thierry Lavergne. En 1990, j'ai été embauché à 32% au dessus du Smic. Aujourd'hui, les embauches sont à peine à plus de 10% du Smic. Je suis persuadé que le Smic progresse plus vite que nos salaires». Au vu de la réponse apportée par le responsable RH, le syndicaliste ne doit pas être loin de la vérité. «Cela n'a aucune valeur de comparer les salaires à l'embauche avec le Smic, qui a énormément augmenté ces dernières années. Tout le monde sait qu'il était très sous-évalué».

Le groupe se campe derrière ses chiffres

Le refus complet de négocier est insupportable pour les salariés qui ont tenu le piquet de grève toute la nuit. Ils pointent notamment du doigt le résultat net de l'usine en augmentation de 35% par rapport à 2011. «Ce n'est pas lié à une augmentation de l'activité mais à des éléments exceptionnels, réagit Vincent Roullet, responsable des ressources humaines. À Amiens, nous ne sommes que des transformateurs de produits finis. Ces résultats ne sont, de toute façon, pas ceux de l'entreprise.»

Le groupe, lui, se porte à merveille. «Chers actionnaires, P&G est le plus grand groupe de biens de grande consommation et le plus rentable dans le monde, avec près de 84 milliards de dollars de chiffre d'affaires et plus de 10 milliards de dollars de bénéfice net», explique le directeur du groupe Robert A. McDonald, dans le rapport annuel 2012.

 


Les revendications de la CFDT lors de la réunion de mercredi

«Nous avons augmenté le dividende de 7%, poursuit le rapport. Cela fait 56 ans consécutifs que nous avons augmenté le dividende et nous faisons partie des six entreprises qui l'ont fait. Au cours des 10 dernières années, P&G a versé 42 milliards de dollars de dividendes.» Entre 2011 et 2012, les dividendes versés aux actionnaires sont passés de 1,97 à 2,14 euros par action. Mais pour les salariés, pas d'augmentation.

«Les jeunes n'arrivent pas à vivre décemment et la charge de travail ne cesse d'augmenter», tempête Jocelyn Bédé devant les grilles de l'usine. «Mais ils n'en ont rien à faire de nous voir trimer».

Alors les syndicats s'étranglent aussi quand ils apprennent que la masse salariale des 10 plus gros salaires de l'usine a augmenté de plus de 10% durant l'année 2012. «On parle de masse salariale, se défend Vincent Roullet. Les dix personnes en question ne sont pas les mêmes qu'en 2011. L'augmentation est liée à l'arrivée d'un sénior avec de l'ancienneté sur le site, et le départ d'un junior. Si on enlève ces éléments, l'augmentation des 10 plus hauts salaires n'est que de 3,5%».

«On est là pour leur dire de faire un geste»

 


Un des cinq groupes de salariés qui bloquaient l'usine mercredi en fin de journée

Tout autour de l'usine, les palettes continuent de flamber. Et les salariés ne comprennent l'intransigeance de la direction. «Ils préfèrent perdre de l'argent, que de nous le donner». Certains pensaient que le blocage serait vite levé. «On est juste là pour leur dire de faire un geste. Tous les objectifs qu'ils nous ont fixés sont atteints et nous, on n'a rien en retour, se désole un jeune technicien, non carté. On ne demande pas la lune. Simplement qu'ils nous récompensent. C'est surtout un problème de reconnaissance». Tous s'accordent sur une chose. Un petit geste aurait suffi.

«On est que des pions pour eux, enchaîne un chef d'équipe de 32 ans, dont douze chez Procter. On m'a toujours dit que Procter et Gamble, c'est la boîte qui paye le mieux sur la zone industrielle. Mais c'est fini.» «Si on ne fait pas d'heures le dimanche, ou si on fait pas de nuits, c'est le Smic, étaye son voisin, plus jeune. Il y a beaucoup de gens qui n'auront qu'un salaire à trois chiffres parce qu'ils ont fait grève.»

 

«Il aurait fallu tenir une semaine»

Certains parlent de se syndiquer. «La semaine prochaine, je prend ma carte», explique l'un, sans préciser à quel syndicat. «Moi aussi. S'ils me font chier, je prend ma carte». 

De leur côté, les responsables syndicaux voient le mouvement se diriger vers une impasse. La direction n'est pas décidée à payer les jours de grève. «En fonction du nombre de salariés qui resteront ce soir, on s'arrêtera, ou pas.» Mais ils sont satisfaits de voir l'usine se réveiller. «Pour nous, c'est déjà une grande victoire, assure la CFDT. C'est un site qui n'a jamais été bloqué en 50 ans d'existence. Nous sommes aussi très satisfaits d'avoir vu les jeunes sortir». Même constat pour la CGT, majoritaire chez Procter.
 

 


Entrée principale de Procter&Gamble, mercredi après-midi

«C'est une révolution ici, analyse Jocelyn Bédé de la CFDT. En 1968, ce sont les salariés des autres usines qui se venus ici pour demander aux salariés de vider les lieux. Aujourd'hui ils sortent d'eux même et ils bloquent leur usine. La direction n'est pas habituée à ça. Il faut que les mentalités changent. En 2010, nous étions 150 à faire grève. Le 22 mars dernier, nous étions 180. Et aujourd'hui l'usine est bloquée.»

Vers 20h, le piquet de grève est levé. Les routiers peuvent enfin livrer leur marchandise après deux nuits d'attente. Coïncidence ou non, quelques minutes après la fin de la grève, les forces de l'ordre sont venues demander aux syndicalistes de lever le blocage. «Gentiment», assure Thierry Lavergne. À la préfecture, on refuse de dire si les CRS avaient l'autorisation du préfet d'intervenir chez Procter. Mais devant le mutisme du préfet, le doute est permis.

«Il aurait fallu tenir une semaine, estime Thierry Lavergne de la CGT. Le directeur nous a dit qu'il préférait perdre des millions plutôt que de céder. Chez Procter et Gamble, ils ont des principes, vous pouvez faire ce que vous voulez. S'ils nous donnait 40 euros de talon et 1,2% au lieu de 1%, on levait le blocage. Le directeur nous a dit que si on bloquait cinq jours, on aurait peut-être ce que l'on voulait.» A bon entendeur.

Dans l'œil du Télescope

Mardi soir, j'ai été prévenu de la menace imminente d'une intervention des CRS à l'usine Procter&Gamble par l'un de nos abonnés. J'ai passé une heure et demi avec les salariés présents. Je suis retourné le lendemain midi et le lendemain après-midi sur le site, où j'ai interviewé Jocelyn Bédé. J'ai recontacté Thierry Lavergne et Vincent Roullet hier par téléphone.