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Les policiers ont le blues du matricule

Le 24 January 2014
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Par Rémi Sanchez A lire aussi

Hier, presque 13h. Dans l'air humide et froid Patrick Jacquemin et Bernard Kinn attendent leurs collègues. Les deux policiers en civil sont secrétaires départementaux de leurs syndicats respectifs, Unité SGP Police FO et Alliance Police nationale. Ils savent que la mobilisation sera compliquée. Tout d'abord parce que les policiers n'ont pas le droit de grève, uniquement de manifester - et encore, sans leur uniforme. Mais ce n'est pas la seule raison.

Un policier qui embauche à 13h monte les marches du commissariat et salue ses deux collègues sans entrain: «Vous manifestez contre le RIO? De toute façon, on est baisés». Pas le temps d'expliquer qu'il s'agit aussi de dénoncer les conditions de travail, les rappels intempestifs pendant les périodes de repos ou la politique du chiffre... Ce policier, comme nombre de ses 500 collègues qui travaillent sur Amiens, ne participera pas à ce mouvement. De fait, la vingtaine de policiers de la manifestation seront bien souvent eux-même des délégués syndicaux.

Un matricule de plus

Pourtant, les sujets de discorde sont nombreux, entre les policiers et leur ministre Manuel Valls. Et ils semblent faire l'unanimité parmi les policiers. Tout d'abord ce fameux RIO: le Référentiel des identités et de l'organisation. Un matricule chiffré, scratché sur l'uniforme des agents. Issu d'une recommandation du Défenseur des droits, il est censé permettre à l'agent d'être identifié par les citoyens avec lesquels il interagit.

Mais auprès des policiers et des gendarmes qui doivent désormais le porter, le RIO passe mal. «En comité technique ministériel le 11 décembre 2013, le RIO a été rejeté par tous les syndicats, tous corps confondus. Mais ça nous a été imposé quand même. Pour nous, ça ne sert qu'à stigmatiser les fonctionnaires», estime Patrick Jacquemin, le délégué Unité SGP Police Force ouvrière.

Améliorer le relationnel avec la population? Le policier n'y croit pas. Il sent plutôt le manque de confiance que l'on accorde à ses collègues. «Tous les fonctionnaires ont déjà un matricule, qu'ils indiquent sur les procès verbaux qu'ils rendent. Et s'il n'y a pas de procès verbal et qu'un citoyen voulait se plaindre d'un policier, il y a toujours des mains courantes ou des registres pour retrouver le policier en question, sans compter les plaques d'immatriculation des voitures.» Bref un matricule supplémentaire et redondant selon lui.

Repos chamboulés et effectifs insuffisants

«Cela ne changera pas la façon de travailler de nos collègues, mais ça leur met une pression supplémentaire». La pression, justement, pèse déjà beaucoup sur ses collègues. Il n'est pas rare, selon le délégué Unité SGP-FO, que les policiers soient rappelés au turbin pendant leurs jours de repos. Ou, simplement avertis d'un décalage de leur repos, du jour pour le lendemain. «Pour ceux qui travaillent en cycles de quatre jours, et qui n'ont déjà qu'un repos samedi-dimanche toutes les six semaines, avoir un report de repos est très néfaste à leur vie personnelle», explique Patrick Jacquemin. D'autant que, dans sa profession, ces reports viennent sans compensation.

Est-ce un problème d'organisation de la hiérarchie? Le syndicaliste, en tout cas, pointera le manque d'effectif. «Il y a un manque d'effectif par rapport aux missions demandées qui sont en augmentation.» Le commissariat a eu reçu du renfort l'an dernier. 19 fonctionnaires, dont certains compensaient des mouvements normaux de mutation des agents, et d'autres composaient les renforts de la ZSP. Mais pour les différents syndicats, ce n'est pas assez, il en faudrait bien une quinzaine de plus. Certes, nationalement le ministre de l'Intérieur augmente les effectifs. Mais pas assez vite pour les syndicats. «Pour 2014, il n'y a eu que 405 postes créés, contrairement aux 500 annoncés. Et 500, cela paraissait déjà juste».

La politique exige toujours des chiffres

Personne n'en parle plus, mais elle est toujours là. La politique du chiffre. «De la part de notre direction départementale, on n'a pas de mot d'ordre franc, mais il y a des directives orales. Quand on envoie une brigade motarde faire du contrôle d'alcoolémie entre 23h et 5h du matin, c'est bien pour faire du chiffre. Faire des contrôles la journée ça peut avoir un aspect dissuasif, mais maintenant on est plutôt dans la répression totale, il n'y a plus de prévention», regrette Patrick Jacquemin.

Pourtant, concernant la sécurité routière, cette politique répressive semble donner des résultats: le nombre de tués a baissé de 11% entre 2012 et 2013, et le nombre de blessés a baissé de 6,6%. «Les gens roulent différemment, ces chiffres baissent depuis les années 70», rétorque le fonctionnaire.

En revanche la politique du chiffre influencerait défavorablement le travail de l'agent, selon lui: «Le policier n'est plus le seul juge de la situation sur la voie publique. Psychologiquement, il se sent obligé de ramener quelque chose car à la fin de chaque mois, les chiffres sont publiés, parfois répartis entre chaque fonctionnaire d'un service. Ils ont une incidence sur le passage de grade et sur les primes individuelles exceptionnelles.»

Enfin, autre motif de mécontentement pour les policiers, la revalorisation de leur point d'indice a été reportée de neuf mois. En rajoutant la chute de certaines primes des élèves gardiens de la paix, et la multiplication des ADS (adjoints de sécurité), la précarité augmente dans la profession.

Mercredi, combien de policiers ont manifesté devant leur direction départementale, en France? Sur son site web, le syndicat Alliance rapporte que 300 de ses membres s'étaient réunis à Paris. Au total, le mouvement du 21 janvier pourrait avoir concerné quelques milliers d'agents. Alors même qu'une autre manifestation, le 13 novembre 2013 avait mobilisé près de 10 000 agents dans toute la France. Leurs revendications, écoutées par le ministère n'avaient trouvé aucune réponse favorable. Et, cette fois, le ministre n'a pas réagi à ce mouvement de protestation.

Concernés mais résignés, les policiers? Ou est-ce que la manifestation ne fait pas partie de leur culture? À Amiens, devant le commissariat central, le groupe de policiers syndiqués qui avait déplié les banderoles a été rejoint par l'adjointe au maire à la sécurité, mais n'a pas attiré de collègues. Sur place, un délégué nous confiait que certains policiers ont peur de manifester publiquement, rapportant le cas d'un collègue qui avait préféré signer une pétition sous un nom d'emprunt.

Les deux syndicats ont fait cause commune, mais cela n'a pas attiré les policiers en nombre.

Dans l'œil du Télescope

Patrick Jacquemin a été interrogé mardi 20 janvier dans l'après-midi, la veille de la manifestation.