La polémique se concluait, en partie, à la Dreal (la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement).
C'était le matin du lundi 6 mai. Beaucoup d'Amiénois avaient souffert d'une odeur particulièrement désagréable. Plus forte, plus agressive que celles qui baignent, de temps en temps, la capitale picarde, quand les vents rabattent les effluves de la zone industrielle vers le centre-ville. Des vents qui rabattent, entre autres, les émanations de l'usine Ajinomoto-Eurolysine, fabricant de compléments alimentaires pour animaux, dotés de processus de fermentation, et pratiquant, en été, l'épandage de certains résidus.
Mais après une inspection dépêchée le matin du mardi 7 mai par la préfecture sur le site de l'industriel, les enquêteurs de la Dreal rendaient un rapport négatif. «Il n'y a pas eu de dysfonctionnement sur le site industriel, il n'y a pas eu d'épandage. Rien n'a permis d'établir un lien entre l'activité d'Ajinomoto et les odeurs du centre-ville», expliquait Pierre de Franclieu, chef du service de prévention des risques industriels.
Aucune preuve du côté d'Ajinomoto, selon Pierre de Franclieu.
L'absence de preuve positive n'est pas une preuve négative
Impossible aux enquêteurs d'établir un lien formel, mais impossible d'écarter toute responsabilité des activités de l'usine. Malgré la bonne foi probable des responsables de l'usine Ajinomoto, que soulignent les services de l'État. «Ajinomoto est une entreprise avec laquelle nous avons beaucoup de contacts et qui n'hésite pas à communiquer lorsque des rejets malodorants inhabituels sont constatés», estime Pierre de Franclieu. Le fonctionnaire de citer une fuite signalée sur le site, au cours du mois de février, dont les retombées odorantes avaient touché le centre-ville d'Amiens.
Si l'usine de production de nutriments pour animaux Ajinomoto-Eurolysine entretient des rapports étroits avec les services de la préfecture, c'est aussi parce qu'elle est classée Seveso, seuil haut. En raison de la manipulation d'ammoniac en son sein, l'usine doit être inspectée tous les ans. Il y aurait même deux à trois inspections par an, selon Pierre de Franclieu.
Néanmoins ces visites concernent, pour la plupart, les risques sanitaires liés aux activités industrielles. «On sait gérer la sécurité sous l'aspect des risques sanitaires. En dehors de ces risques, c'est plus compliqué». Et les odeurs, si elles ne présentent pas a priori un risque sur la santé, sont d'une connaissance, d'une description difficile.
En Picardie, c'est l'association Atmo Picardie qui est chargée d'une mission d'analyse de la qualité de l'air. À l'aide de capteurs disposés dans la ville, l'association relève des composés bien précis : l'ozone, le dioxyde d'azote, les microparticules en suspension dans l'air...
Mais leur matériel ne vise pas à l'analyse physico-chimique qui permettrait d'identifier, de façon certaine et définitive, toutes les molécules présentes dans l'air. Ni de trouver lesquelles, parmi ces molécules, sont susceptibles d'agir désagréablement sur le nez humain.
Pour cette mission, l'association Atmo a créé un réseau de «nez», des volontaires formés pour reconnaître des odeurs, les associer à des familles de molécules, et en évaluer la concentration.
Michèle Pauchet, riveraine de la zone industrielle nord, est l'une de ces nez. «On a une valisette avec 56 références d'odeurs. Grâce à cela, on peut associer les odeurs que l'on sent à celles-ci, savoir si ce sont précisément les mêmes molécules ou des variantes.»
Charge à Michèle de suivre les veilles organisées par l'association et de continuer à s'entraîner régulièrement. Et surtout, de transmettre des rapports à Atmo Picardie. «On peut reconnaître si les odeurs viennent de l'épandage ou de l'industrie. Pour nous qui vivons à côté de la zone, ce sont surtout ces odeurs qui reviennent. Mais ce n'est pas à nous de déterminer de quelle entreprise cela vient. D'ailleurs, parfois les odeurs se ressemblent entre les activités de la zone industrielle, et c'est compliqué de les différencier.» Pour l'épisode du 6 mai, Michèle ne se risquerait pas à pointer une entreprise en particulier.
Remise à jour du profil olfactif
Quentin Tabuteau est un autre nez du réseau Atmo Picardie. Il est également le responsable hygiène et sécurité d'Ajinomoto. Bien placé pour savoir si des odeurs émanent de son site ou si des fuites s'y sont produites. Le 6 mai, il avait indiqué à la préfecture qu'aucun incident, à l'usine, ne pouvait expliquer ces odeurs qui, selon ses propos rapportés dans la presse, ne correspondaient «pas exactement aux odeurs qui s'échappent habituellement de [leur]activité.»
Dans le même article du Courrier Picard, Emmanuel Escat, chargé d'études à Atmo Picardie exprimait, lui, ses soupçons. Selon ses dires, les conditions atmosphériques auraient pu être responsables de l'accumulation de ces odeurs, issues de l'activité normale de l'usine. En effet, l'absence de vent et le brouillard en auraient empêché la dispersion. Une explication intéressante mais qui reste dénuée de preuve.
Suite à l'enquête infructueuse, la Dreal a recommandé à l'usine Ajinomoto de renouveler son profil olfactif. Qu'est-ce qu'un profil olfactif ? Cela consiste à répertorier toutes les odeurs qui sortent de l'usine et de localiser précisément leurs sources. C'est à ce profil que sont formés les nez du réseau Atmo. Sa mise à jour pourrait affiner la reconnaissance de ces volontaires.
Sur le site d'Ajinomoto, toutes les activités seront donc examinées, pour savoir si elles sont odorantes dans des conditions normales, en cas d'incident ou de fuite, ou si leurs odeurs sont projetées au loin par des cheminées. Ainsi, dans le profil olfactif que la Dreal avait commandé en 2007, quatre odeurs différentes avaient été répertoriées. L'entreprise qui réalisera le prochain profil olfactif pourra constater si le développement des activités a changé la donne. Ou si des mesures peuvent être prises pour réduire les émissions malodorantes.
Maryline Jaubert est directrice de IAP-Sentic, l'entreprise qui avait justement réalisé le précédent profil olfactif d'Ajinomoto. IAP-Sentic s'est aussi chargée de la formation des nez du réseau Atmo, et le système de valisette avec ses 56 échantillons, est une de leur invention pour repérer des odeurs.
Selon elle, analyser toutes les molécules présentes dans l'air ne serait pas forcément utile. «Faire des analyses physico-chimiques des molécules n'est pas forcément pertinent dans le cadre de la détection d'odeurs. En recherchant les molécules présentes dans l'air, on en trouverait beaucoup mais on ne saurait pas dire lesquelles ont une importance au niveau olfactif.»
Selon la directrice, «avec un minimum de bagage chimique, il est possible de reconnaître un type de molécule, même si on n'est pas capable de la déterminer précisément. Cela fait le lien avec une analyse physico-chimique.» C'est aussi de cette méthode que sont armés les nez d'Atmo Picardie.
Dans le cas qui nous intéresse, les nez ont été pris au dépourvu. Pourra-t-on savoir quelles étaient les molécules qui se sont répandues en centre-ville d'Amiens, et l'activité dont elles étaient issues? La mise à jour du profil olfactif pourrait apporter quelques réponses.
Mais rien n'est sûr, car parfois les odeurs peuvent se modifier dans l'air. Et l'odeur ressentie n'est alors plus celle qui est sortie de l'usine. Maryline Jaubert se souvient de l'exemple d'une usine de la zone industrielle du Havre. «En 2001 la ville avait été inondée pendant une semaine par une odeur que les habitants qualifiaient de «pipi de chat». Une entreprise avait annoncé avoir eu une fuite sur leur site de la zone industrielle. Après enquête sur place, les services de l'État n'avaient pas trouvé que le produit qui s'était échappé avait cette odeur caractéristique repérée en centre-ville. Mais en faisant des dilutions du produit, nous avons trouvé que l'odeur initiale devenait méconnaissable, et qu'il s'agissait bien de l'odeur sentie par la population.»
De fait, s'il n'est pas toujours possible de prévoir les avatars d'une odeur, l'établissement du profil olfactif d'une entreprise sert également à les anticiper. «Lorsqu'on établit le profil olfactif d'une activité, on fait aussi ce travail de dilution». Cela suffira peut-être à identifier le prochain épisode nauséabond.