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«Les débats sont plus violents aujourd'hui»

Le 25 January 2013

Dans Les alinéas au placard, Antoine Idier, sociologue à l'Université de Picardie-Jules-Verne, revient sur la longue histoire de la dépénalisation de l'homosexualité. Il explique que la Révolution française avait vu la fin de la pénalisation de l'homosexualité et de la criminalisation de la sodomie. Néanmoins l'égalité n'allait pas de soi.

Jusqu'à la fin des années 70, des régimes discriminatoires contre les homosexuels ont subsisté en France. Ainsi, l'alinéa 2 de l'article 331 du code pénal, abrogé depuis 1982, sanctionnait «quiconque aura commis un acte impudique ou contre-nature avec un mineur du même sexe». Le tout se référant à un acte sexuel sans violence. Pendant ce temps, l'acte hétérosexuel était autorisé à partir de la majorité sexuelle, quinze ans.

Une loi du député gaulliste Paul Mirguet datant de 1960, désignant les «fléaux sociaux», plaçait l'homosexualité au même rang que l'alcool et la prostitution. Le ministère de l'Intérieur, quant à lui, entretenait un fichier des clients des établissements réputés homosexuels.

C'est tout cet ensemble de lois et de pratiques que met en lumière Antoine Idier dans son ouvrage.

 

Le Télescope: Vous avez travaillé sur la dépénalisation de l'homosexualité. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste et pourquoi vous avez choisi ce domaine de recherche?

Antoine Idier: «Mon idée, c'était de retracer la dépénalisation de l'homosexualité, plus précisément la suppression de deux alinéas qui réprimaient, dans certains cas, l'homosexualité. L'homosexualité n'était pas pénalisée en tant que telle mais une partie des relations homosexuelles tombait sous le coup de la loi. Ce sont deux textes qui dataient de Vichy et des années soixante. Ce qui est surprenant, c'est qu'ils aient disparu aussi tard de la législation française.

Je souhaitais étudier la façon dont les mouvements militants s'étaient emparés de la question et leurs moyens de pression pour parvenir à ces changements, qui ont commencé sous Valéry Giscard d'Estaing et se sont poursuivis sous François Mitterrand.»

Est-ce facile de rendre compte des débats d'un groupe dont beaucoup de membres se cachent?

«Cela a été plutôt facile. Même si l'homosexualité est quelque chose qui se vit encore dans le secret ou la discrétion, il apparaît à l'époque des groupe militants qui prennent la parole publiquement, au travers de tracts, de journaux, que l'on peut retrouver aujourd'hui. J'ai aussi pu retrouver certains militants de cette époque, du moins ceux qui ne sont pas décédés depuis, en particulier du Sida.

Dans les années 70, il y a aussi une prise de parole publique, le débat est amené sur la scène politique. Les premiers mouvements gays des années 70 sont plutôt révolutionnaires, mais vers la fin de la décennie, l'idée est plutôt de changer la loi, de s'imposer dans l'espace public.»


Les recherches d'Antoine Idier montrent que le militantisme homosexuel a eu de nombreux visages dans ces années 70. Depuis des mouvements comme le Fhar (Front homosexuel d'action révolutionnaire) qui marquent le début des années 70 en proclamant vouloir «détruire la sacro-sainte famille, berceau de la chair à canon et de la plus-value capitaliste», jusqu'à du lobbying discret auprès des élus et des intellectuels, comme l'action du groupe «homophile» Arcadie.

Des listes électorales ont même été présentées au vote citoyen, lors de municipales, avec des attitudes plus ou moins "festives", plus ou moins orientées contre les fameux "alinéas scélérats". «Nous n'avons pas de projet de société, nous voulons le droit à une société homogène, où l'on peut être pédé dans toute sa vie quotidienne», explique le tract d'une liste parisienne de 1978.

Vous montrez que de multiples militantismes ont existé et se sont affrontés.  Leurs objectifs sont-ils vraiment différents? Ils semblent se contenter des mêmes avancées.

«Les mouvements se succèdent et évoluent, ils n'existent pas tous en même temps. Au début des années 70, le mouvement gay est radical, voire révolutionnaire. Dans la lignée de mouvements féministes desquels il est proche, le mouvement gay veut détruire la famille, la société hétéro-normée, capitaliste, etc.

Mais ce mouvement, le Fhar (Front homosexuel d'action révolutionnaire) dure deux ans et rassemble, à peine, quelques centaines de personnes. À la fin des années 70, les militants se disent que se faire une place dans la société, c'est changer le droit, la législation.

Par ailleurs, cette époque a été marquée par de nombreuses affaires d'oppression policière, d'arrestations abusives [pour des attentats à la pudeur à l'intérieur de clubs privés, par exemple .ndlr] Dans l'esprit des militants, il est urgent de se placer sur le terrain du droit pour faire cesser ces situations.

Le mouvement perd de son discours révolutionnaire, mais il ne perd pas forcément en subversion. Demander une transformation du droit ne veut pas dire renoncer à son caractère subversif. Le droit a des effets concrets, il change le cœur de fonctionnement de la société.

On a pu, observer, en ce moment, des réactions hystériques de la part des députés de droite ou des opposants au mariage gay: cela nous permet de nous rendre compte de la force de transformation que peut imposer le droit à une société. À partir du moment où le droit cesse de pénaliser les relations entre les homosexuels, il affirme qu'ils tiennent une place identique dans la société.


En novembre 1974, Valéry Giscard d'Estaing institue une Commission de révision du code pénal. À ce moment, intellectuels et philosophes, Michel Foucault par exemple, vont porter devant la commission, en 1977, des recommandations pour abaisser la majorité sexuelle et supprimer les mesures de discrimination qui existent, à ce sujet, à l'encontre des pratiques homosexuelles.

Là où le mineur est présumé non-consentant et l'homosexuel réputé coupable de subornation, Michel Foucault propose que cette circonstance soit laissée à l'appréciation du juge et que «la liberté de l'un et l'autre des partenaires à une relation sexuelle est la base nécessaire et suffisante de la licéité de cette relation».

En 1980, la commission rendra un rapport instituant une répression égale pour tous les mineurs de quinze ans, qui ne sera jamais porté devant le Parlement.


Fin des années 70, des intellectuels portent des revendications dites "pédophiles" au nom de l'émancipation des enfants et du droit à disposer du corps. Ces revendications ont rapidement disparu du paysage militant. Comment analysez-vous ce glissement?

«C'est un sujet très complexe. J'ai utilisé le terme pédophile parce que c'est le plus proche et celui qui est utilisé à l'époque. Mais il recouvre une réalité différente du sens qu'on lui donne aujourd'hui. Il s'agit de philosophes qui réfléchissent au statut de l'enfance, qui se demandent à partir de quel moment on admet que l'enfant peut exprimer un consentement et que les adultes n'ont plus à se mêler des relations sexuelles ou amoureuses qu'il peut lier avec des enfants ou des adultes.

La question qui est posée est celle de l'âge du consentement. Elle est portée par un petit groupe d'intellectuels mais les revendications disparaissent car les mouvements gays ne souhaitent pas s'en emparer. Ils ont conscience que c'est une arme à double tranchant, car "pédophile" est une des insultes qu'on leur oppose. Les défenseurs des alinéas qui répriment plus lourdement l'homosexualité prennent aussi comme argument la "protection des enfants" contre la "dépravation des homosexuels".

Par ailleurs les mouvements féministes eux-même sont plutôt hostiles à la question, et pensent qu'il faut protéger l'enfant.

Et vers la fin des années 70, il y a l'affaire du Coral, une manipulation policière pour salir certains des intellectuels qui avaient porté ces thèses [comme René Schérer, ndlr.] ou même, dans les années qui précèdent, le cas d'une enseignante qui se suicide après qu'on ait découvert qu'elle entretenait une liaison amoureuse avec un de ses élèves. Le sujet devient beaucoup plus difficile à aborder et disparaît du paysage intellectuel.»

Dans quel militantisme placeriez-vous la défense du mariage gay, aujourd'hui? Égalitaire ou critique radicale?

«À mon avis, on ne peut pas opposer militantisme radical et volonté de changer le droit. La question qui se pose, c'est dans quelle mesure la société permet à des gens de vivre différemment.

Le projet du mariage pour tous, c'est une grande transformation pour tous ceux qui le vivent concrètement. Cela remet en question les structures de la filiation, pose la question de ce qu'est une famille, etc. Je pense que ce sont des questions fondamentales qui permettent de changer radicalement une société. Les opposants au "mariage pour tous" ne s'y trompent pas, d'ailleurs, quand ils clament que c'est un changement majeur.

Je le pense aussi, mais moi j'y suis favorable. Je crois que les défenseurs du mariage gay insistent sur des situations concrètes, comme celles des couples lesbiens, avec une mère biologique et une seconde mère qui n'a aucun droit sur les enfants. Comme les militants le soulignent, certes ces situations existent déjà concrètement, mais en même temps elles nécessitent des changements juridiques importants.»

On a plus de modération dans le camp des anti-mariage que parmi les élus RPR ou communistes qui votaient contre la suppression de l'alinéa. C'est la prise en compte d'une évolution des mentalités?

«J'avais justement l'impression que les débats sont plus violents aujourd'hui. À l'époque il n'y a pas 300.000 manifestants qui sont descendus dans la rue, même s'il y a eu des propos homophobes à l'Assemblée nationale ou au Sénat. La raison, c'est peut-être qu'en 81, dans la bouche des opposants, il n'était question que de morale à protéger et, plus précisément de bonnes mœurs.

Aujourd'hui c'est l'"ordre" de société, - parfois même la "civilisation"! - que les opposants sentent menacé.

D'un autre côté, à l'époque, l'abrogation se fait plus ou moins discrètement, elle est beaucoup moins médiatique qu'aujourd'hui. À l'époque, les journaux nationaux ont relayé les débats de façon plus modérée. En ce moment, pas un jour sans qu'un journal, une télévision, une radio ne parle du mariage pour tous, d'une façon ou d'une autre. Cela occupe plus le débat public, cela pourrait être une raison pour qu'il y ait des réactions plus importantes

On entend souvent les opposants dire qu'il n'y a pas de débat. Selon vous, est-ce un "vrai débat"?

«Mais le débat est là, et ça fait 20 ans qu'il existe dans la société! Depuis 1992 et les premières propositions concernant l'union des couples de même sexe, le sujet a été largement débattu. Il y a également eu le vote du Pacs en 1999, le mariage de Bègles en 2004...

Par ailleurs, les opposants ont largement accès à la parole: je pense à cette figure d'une grande pauvreté intellectuelle qui est Frigide Barjot, qui est invitée partout, mais on entend aussi souvent des psychanalystes, etc. On voit bien que deux visions de la société s'affrontent. Que les opposants clament qu'il n'y a pas de débat, cela fait aussi partie de la rhétorique

Dans l'œil du Télescope

J'ai joint Antoine Idier par téléphone lundi 21 janvier.