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Les centres d'appels peinent à trouver des téléconseillers

Le 26 October 2012
Enquête commentaires
Par Mathieu Robert


CCA International, rue Riolan

Rue Vallée, rue Riolan, même spectacle.

À toutes heures de la journée, des téléconseillers prennent leur «pause-clope» au pied de grands immeubles vitrés. Ils sont parfois une vingtaine à se dégourdir l'esprit sur le trottoir, au son des voitures qui passent et des trains qui freinent avant d'arriver en gare. Une courte pause avant de se replonger dans l'atmosphère bruyante des plateformes d'appel de Coriolis, CCA International ou A Capella.

C'est ainsi qu'on les repère, les centres d'appels amiénois discrètement installés dans le quartier de la gare, depuis le début des années 2000. À l'intérieur, 100, 200 voire 700 salariés chez Coriolis, répondent au téléphone sept à huit heures par jour, jusqu'à 20 ou 21 heures du soir. Une vraie usine.

À la différence d'une usine, chaque équipe gère ses temps de pause. «On a 30 minutes de pause par jour», expliquent tranquillement deux jeunes téléconseillers, devant les locaux de Coriolis. «Mais comme c'est un service en continu, il faut toujours s'assurer qu'il y ait des opérateurs en poste. Dans une équipe de 15 personnes, on peut sortir par groupes de cinq». Et prendre sa «pause-clope».

Étrangement, ce n'est pas ce que l'on retient de ces entreprises. «Les gens pensent que c'est de l'esclavagisme moderne», regrette Bernard Croizille, chef de projet à l'APRCP, l'interprofession de la «relation client» picarde, installé dans les bureaux d'A Capella.

Et pour cause.

«Je n'envisage pas de faire carrière ici»

Fort absentéisme au travail, turn-over important. Sur le papier, le métier de téléconseiller ne respire pas le bien-être au travail. «Ce n'est pas un métier d'avenir», tranche Stéphane Cléret, délégué CFDT chez CCA International. «Les gens sont payés au Smic. Il n'y a pas de perspectives d'évolution. On recrute beaucoup de jeunes aujourd'hui, et ils ne restent qu'un à deux ans.»

«C'est un travail astreignant, stressant, avec des logiques tayloriennes», explique Danièle Linhart, chercheuse au CNRS, dont les recherches portent sur les évolutions du monde du travail. «Chaque opérateur a un script, un temps moyen par client qui rappelle le temps moyen par pièce dans les usines.» Aux cadences s'ajoutent le contrôle du langage, explique-t-elle au téléphone. «Les gens n'y sont pas libres de leurs paroles. Il y a une manière d'introduire une conversation, et de la finir. Certains mots sont proscrits. Par exemple, il ne faut jamais dire “ne vous inquiétez pas”.»

«C'est dur», reconnaît Bernard Croizille. «Il faut à la fois gérer le client, bien connaître ses produits, et consulter des bases des données. Certains peuvent gérer jusqu'à six bases de données à la fois. Clients, produits, paiements...»

Pourtant devant les locaux de Coriolis, on trouve des téléconseillers qui, pendant leur pause-clope, font contre mauvaise fortune bon cœur. «J'ai bossé en grande distri', je préfère travailler ici. C'est moins physique, on travaille en équipes, l'ambiance est bonne, on a des horaires fixes.»

Mais le métier a d'autres contraintes. «Dans les plateformes, il y a un système de double écoute», renchérit Danièle Linhart. «Souvent mal vécu. Le manager peut se brancher sur le téléphone. Il prévient l'opérateur qu'il l'écoutera pendant la semaine, mais il ne lui dira pas quel jour. C'est lourd, on n'est jamais tranquille.»

«C'est un métier de commercial», relativise le même salarié, chez Coriolis depuis quatre ans. «Il faut bien connaître ses produits, c'est vrai. Et c'est répétitif, mais ce n'est pas pire qu'ailleurs. À l'usine aussi, on vous demande du chiffre. Mais c'est sûr que je n'envisage pas de faire carrière ici.»

Une des principales revendications des syndicats, le salaire, la valorisation d'un métier très exigeant. «Il y a des compétences extraordinaires chez les conseillers», regrette Danièle Linhart. «Ils font plusieurs choses à la fois. C'est assez impressionnant à voir. Mais ils sont considérés comme peu qualifiés. Ce n'est pas étonnant qu'ils soient peu à postuler.»


Coriolis, rue Vallée

«Nous avons du mal à trouver du personnel»

Le métier est dur, mal valorisé, et ça se sait. «Nous avons du mal à trouver de personnel», constate Bernard Croizille. «Notamment parce que la profession a une très mauvaise image de marque». Mais pas seulement.

Selon les chiffres de l'APRCP, les centres d'appels de la Somme ont déposé 545 offres d'emploi en 2011 pour des postes de téléconseillers. Et les candidatures n'ont pas manqué, plus de 2700 proposées par Pôle emploi. Mais les entreprises n'en ont retenues que 400.

Pour Bernard Croizille, les entreprises de la région souffrent d'un problème d'adéquation de l'offre et de la demande sur le marché du travail. Ils ne trouvent pas chaussure à leur pied. «Nous avons un problème de compétences. Certains personnes, éloignées de l'emploi, qui veulent travailler chez nous ont peu de compétences en informatique et en communication écrite.»

Y-a-t-il trop peu de travailleurs assez compétents pour travailler comme téléconseillers dans la Somme? Ou ceux-ci boudent-ils un métier dont les conditions de travail sont connues pour être rudes? Difficile à dire. «Je ne suis pas sûr que ce soit un problème de vivier», analyse Joël Dannet de la CFDT. «Les négociations salariales sont d'une tristesse affligeante. Les téléconseillers restent au Smic toute leur vie. Et ça se sait. Aujourd'hui il y a les réseaux sociaux. Les jeunes se parlent, et ça ne donne pas envie.»

Le métier décourage rapidement les jeunes

L'un des soucis majeurs des centre d'appels, c'est aussi de garder les salariés. Beaucoup s'en vont au bout d'un an, usés, découragés.

La première chose que font les salariés lorsqu'ils sont embauchés, c'est une formation en interne. De quelques jours à plusieurs semaines selon les opérateurs. Et cela se gâte, pour beaucoup, à la fin de la formation, lorsqu'ils arrivent sur le «plateau», explique Bernard Croizille de l'APRCP: «Ils ont souvent du mal à gérer plusieurs informations à la fois. Ils se découragent vite, ne viennent plus. Ils nous disent que l'objectif n'est pas atteignable

Dans les zones où il n'y a pas de travail, les salariés s'accrochent. Dans les zones moins touchées par le chômage, ce sont souvent des étudiants qui viennent remplir les postes d'appel. Et ne restent généralement pas longtemps.

«Pour beaucoup de jeunes qui viennent ici, c'est le premier travail», constate calmement, un jeune salarié de Coriolis pendant sa pause-clope. «Ils ne connaissent pas encore le monde de l'entreprise. Mais on en voit souvent revenir quelques mois plus tard. Avec la conjoncture, un CDI ça devient rare.»

Les formations de téléconseillers essorées en 2006

Par ailleurs l'offre de a formation n'est peut-être pas à la hauteur. Avant 2004, il existait dans la Somme cinq centres de formations pour téléconseillers, qui délivraient le titre professionnel de CRCD (Conseiller relation client à distance). Aujourd'hui, les formations ont été réduites comme peau de chagrin.

Aujourd'hui, certains centres d'appels forment eux-mêmes leurs recrues au métier. Pour cela, ils disposent d'aide à la formation, les POE (préparation opérationnelle à l'emploi). Jusqu'à 400 heures de formation, sans toujours de titre à la fin. «C'est bien pour les grosses structures qui peuvent former 10 à 15 personnes à chaque fois, c'est plus difficile pour les petites entreprises», explique Bernard Croizille.

Alors les centres d'appel de la région s'apprêtent à créer un Geiq (groupement d'employeur pour l'insertion et la qualification), une association qui leur permettra de mutualiser les moyens de recrutement et d'aider les plus petites entreprises à former de nouvelles recrues. «Nous allons chercher des personnes éloignées de l'emploi. Des populations que nous ne touchons pas directement», explique Bernard Croizille. Objectif: 20 personnes formées par an. «Ça reste un outil, ce n'est pas la solution à tous nos problèmes».


Bernard Croizille

Des entreprises sous la pression de grands opérateurs

Pour attirer plus de candidats ne serait-il pas plus simple, et pas plus onéreux d'augmenter les salaires dans un secteur où la convention collective assure un salaire minimum de 9,40€ bruts de l'heure, le Smic.

«C'est très difficile d'augmenter les salaires», assure Bernard Croizille. «On travaille pour des donneurs d'ordre, qui sont de grosses entreprises, de bons gestionnaires. Les centres d'appels signent des contrats d'un à trois ans avec ces opérateurs. Au terme du contrat, ils font un nouvel appel d'offres.»

Et lorsque la concurrence entre les grandes opérateurs s'accentue, les centres d'appels sont les premiers à en faire les frais. «Depuis l'arrivée de Free sur le marché, les opérateurs téléphoniques ont imposés des conditions drastiques», observe Joël Dannet de la CFDT. «Il y a un vrai problème de responsabilité sociale des donneurs d'ordre». L'arrivée de Free Mobile et son offre 19,99€ sur le marché de la téléphonie a incité tous les autres opérateurs à diminuer leur demande de services.

À la pause-clope, on ressent aussi une pression accrue depuis quelques mois. «Comme partout les objectifs augmentent. Je n'ai pas du tout les mêmes exigences qu'il y a quatre ans. Avec Free, c'est vrai que les clients sont plus exigeants.» Mais on fait avec.

Modifié le 13 novembre suite à un entretien avec Mounir Mandi, président de l'APRCP. 

Dans l'œil du Télescope

J'ai rencontré lundi Bernard Croizille dans les locaux d'A Capella. J'ai interviewé Danièle Linhart au téléphone, jeudi, et Joël Dannet, vendredi matin. Puis j'ai rencontré Stéphane Cléret et des salariés de Coriolis devant leur lieu de travail, vendredi.