
Quartier du Faubourg Noyon.
«C'est un patrimoine tellement présent que l'on pourrait presque l'oublier». Valérie Wadlow, adjointe au maire déléguée à l'urbanisme, a raison. Les amiénoises, qui forment une immense ceinture de briques autour du centre-ville, sont partout, tellement qu'on y prête même plus attention. D'ailleurs personne n'a jamais tenu le compte de ces maisons, qui semblent de loin toutes identiques. Des centaines, voire des milliers nous dit-on à la Mairie.
Les amiénoises font partie du paysage, et tellement nombreuses qu'on imagine pas les préserver, ou les considérer comme patrimoine historique. Et pourtant, aujourd'hui rien n'empêcher un promoteur immobilier de détruire ces maisons du XIXe et de construire un immeuble d'appartements flambant neuf à la place. Les outils juridiques pour les protéger manquent, mais cela pourrait changer.
Des cousines jusqu'en Italie du Nord
Proches cousines des corons du Nord-Pas de Calais, elles partagent avec elles la même origine, celle du développement industriel. «Ces maisons sont le témoin de la croissance démographique du la deuxième moitié du XXe siècle», explique Xavier Bailly, directeur du patrimoine. C'est à cette même époque que se développent les faubourgs d'Amiens. Saint-Maurice, Saint-Pierre, Noyon, Ham.
Il faut construire vite et pas cher pour ces ouvriers qui arrivent par centaines chaque année. Le financement des bâtiments, ce n'est pas l'État qui s'en charge. Ce sont parfois les industriels par stratégie, comme au Faubourg de Noyon ou dans le quartier Saint Roch, ou des Amiénois fortunés pour spéculer, comme «un certain Monsieur Guérin dans le quartier Henriville, que l'on appellera un temps Guérinville», explique Xavier Bailly.
On retrouve ce type d'habitat élémentaire dans toutes les régions qui ont connu un essor industriel à la même époque. La brique, c'est la réponse locale des constructeurs amiénois à cette soudaine demande de logements. Un matériau facile à utiliser et très bon marché dans une ville en fond de vallée qui compte alors plusieurs briqueteries. «Toute l'Europe du nord est bâtie sur la brique, explique Thérèse Rauwel, architecte à la CAUE, une association départementale de conseil en architecture et urbanisme. On retrouve des maisons en brique jusqu'en Italie du Nord, dans la vallée du Pô, qui a connu un fort développement industriel à la même période».

Quartier du Faubourg Noyon.
Et partout en Europe, pour faire vite, on construit au plus simple. Brique, tuiles, fonte, fer et une architecture minimaliste. «En construisant, un mur à la fois, vous avez une nouvelle maison», résume Thérèse Rauwel. Hélas pour les historiens, «peu de maisons sont restées dans leur état d'origine». Heureusement pour les habitants actuels, puisque les premiers locataires devaient aller faire leurs besoins dans la cour. Pas de fosse septique dans les amiénoises, ni de tout à l'égout. Mais beaucoup d'habitants «Sur les trois étages d'une maison, certaines d'à peine 50m2, les gens pouvaient vivre à sept ou huit», explique l'architecte.
En fait, les amiénoises sont ce que l'on appellerait aujourd'hui des lotissements. De l'habitat individuel rudimentaire. «C'est une époque où l'habitat collectif n'existe pas encore.»
Pourquoi les amiénoises ne s'appellent-elles pas simplement des «corons» comme chez nos voisins? «Il y a une sorte de tradition locale à l'appeler amiénoise, probablement parce que ce type de maison reflète une hiérarchie sociale», propose Xavier Bailly. Selon le directeur d'Amiens Ville d'art et d'histoire, l'amiénoise serait devenu en quelque sorte l'unité de base de la mesure de la richesse d'une famille dans les faubourgs.
Dans le marché de l'amiénoise, l'unité de base, c'est la maison avec courette. Juste au dessus, on trouve la maison avec jardin. Dans le modèle de base, la porte d'entrée dessert d'abord la pièce principale. Si elle est un peu plus cossue, la porte dessert un couloir. «Quand on est propriétaire, il y a une certaine fierté à posséder une amiénoise, résume Xavier Bailly, notamment parce que le foncier est relativement cher.» Selon les services d'urbanisme de la Métropole, le gros du marché se négocie généralement entre 130 000 et 200 000 euros.
Xavier Bailly veut aussi défendre une certaine diversité dans ces bâtiments très semblables au premier abord. «Allez faubourg du Sacré Coeur», nous enjoint-il. «Derrière une apparence de fausse banalité, l'architecture cache des jeux de matériaux, d'ombres et de lumières». Et de détailler les alternances possibles de panneresses (brique apparente sur sa grande face) et de boutisses (petite face). Joints lissés, en creux ou beurrés.
Patrimoine architectural ou paysage à préserver
L'amiénoise est-elle pour autant devenu un patrimoine historique? «Elle a montré sa durabilité dans le temps, c'est une première chose, explique Xavier Bailly. C'est déjà un patrimoine qui demeure. Est-ce que l'on est face à de la patrimonialisation de l'habitat? Je ne crois pas. Mais cette maison est très représentative d'une certaine histoire de la ville.»
Le directeur du patrimoine envisage plutôt les amiénoise comme partie prenante d'un paysage, à conserver. «Quiconque possède une amiénoise possède un fragment du paysage urbain. S'il manque une maison au milieu d'un rang, on ne peut pas la remplacer par n'importe quoi. Il y a une exigence culturelle à respecter.»

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Pour Valérie Wadlow, l'amiénoise est aussi, indirectement garante d'une caractéristique de la ville d'Amiens, sa faible densité de population. «L'amiénoise c'est aussi une maison avec jardin à un prix raisonnable. C'est un avantage compétitif dans la compétition entre les villes. Malgré tout, les faubourgs restent denses. 80 logements par hectare», explique l'adjointe au maire. Amiens reste malgré tout l'une des villes les moins denses de sa catégorie. Il suffit pour cela de se pencher sur une photo aérienne, la ville est parsemée de verdure. Un paradoxe, lorsqu'on se promène à pieds dans les rues, où le paysage est très «brique».
Bref, l'amiénoise peut représenter un véritable intérêt pour la ville, mais les élus disposent de très peu d'outils pour les protéger. La meilleure garante de la conservation des amiénoises, c'est la cathédrale d'Amiens. Autour de chaque monument classé, une zone de 500 mètres est délimitée et placée sous le contrôle de l'architecte des Bâtiments de France.
Depuis l'an 2000, ce périmètre, en forme de cercle, peut être remodelé. En négociation avec la Ville, l'architecte des Bâtiments de France peut retirer certaines zones estimées peu intéressantes de son périmètre, et en ajouter d'autres. Cela concerne à Amiens certaines rues donnant sur la cathédrale au sud d'Amiens.
Dans le reste des faubourgs, c'est beaucoup moins cadré. Le Plan local d'urbanisme (PLU), voté par la précédente municipalité en 2006, ne prévoit pas de «permis de démolir» par exemple. Au mieux, le PLU interdit-il les isolations par l'extérieur spécifiquement pour les amiénoises, notamment pour ne pas dénaturer les façades en brique.

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«À part le PLU , il n'y avait pas d'outil d'urbanisme à vocation culturelle», explique Xavier Bailly. Mais bientôt la métropole va disposer d'une nouvelle arme. Son nom? L'Avap pour Aire de valorisation de l'architecture et du patrimoine. Cet outil juridique disponible depuis décembre 2011 permettra à un propriétaire d'immeuble ancien d'être soutenu par la Fondation du patrimoine (voir notre article sur le moulin Passe-Avant ) pour effectuer ses travaux de rénovation. Jusqu'à présent, ce n'était possible qu'en zone rurale.
Retour du permis de démolir dans le prochain PLU
Elle permettra également d'interdire certains matériaux comme le béton ou le PVC. La métropole travaille actuellement à sa délimitation. 760 hectares sont concernés pour l'instant, le long du fleuve, de Longueau au cimetière de La Madeleine, en passant par les hortillonnages.Quelques amiénoises concernées.
Pourquoi ne pas se servir de cet outil sur toute la ville? «C'est un travail gigantesque», estime-t-on au service d'urbanisme d'Amiens métropole. En effet, derrière la délimitation de la zone, il y a un travail de recensement de tout le patrimoine contenu à l'intérieur de l'Avap.
«Il n'est pas exclu de faire une Avap sur les faubourgs», livre tout de même Valérie Wadlow, l'adjointe au maire. En attendant, le PLU sera révisé au printemps. Il faudra18 à 24 mois d'étude avant de le voir aboutir. Cette nouvelle mouture devrait réinstaurer le permis de démolir car «nous avons déjà remarqué des rachats de maisons bourgeoises», s'inquiètent les services de la Ville.