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L'École du professorat: un espoir au budget serré

Le 05 September 2013
Enquête commentaires
Par Fabien Dorémus

«On fonde de gros espoirs sur l'Espé», indique sans ambages Philippe Decagny, secrétaire départemental de l'Unsa-Éducation. L'Éspé, c'est l'École supérieure du professorat et de l'éducation.

Depuis cette rentrée, il en existe une dans toutes les académies de France. Elles remplacent les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) qui, de l'avis de tous, ne remplissaient plus correctement leur mission ces dernières années.

«Depuis cinq ans, la formation professionnelle [des futurs enseignants, ndlr] avait disparu, regrette Philippe Decagny. On ne leur proposait plus que des stages non obligatoires. C'était totalement aberrant, comme si un chirurgien réalisait une opération sans avoir eu de formation pratique auparavant!»

Depuis la réforme de 2008, voulue par Nicolas Sarkozy, les IUFM ont été rattachés aux universités, le niveau exigé de formation des futurs profs est passé de la licence (bac +3) au master (bac+5), et la place dédiée à la formation pratique s'est réduite. Causant de nombreux dégâts chez les jeunes enseignants. «On a des collègues qui ont commencé, puis ont rapidement arrêté. Ils n'avaient pas été formés aux questions de discipline, de gestion de groupe, aux difficultés de la pédagogie.»

Une vraie formation

Avec la création des Espé, l'actuel gouvernement veut changer la donne. Tout d'abord en permettant l'entrée progressive des étudiants dans le métier. Cette année par exemple, les futurs instit', qui entament leur dernière année de formation (bac +5) au sein de l'Espé, passeront tous leurs lundis au sein d'une école maternelle ou primaire.

Une bonne nouvelle pour les enseignants déjà en place : «Les étudiants vont permettre de décharger les directeurs et directrices d'écoles, ou alors ils vont aider les autres profs lors des travaux en groupes», précise Florence Drivet (Snuipp-FSU), qui exerce au sein de l'école maternelle de Villers-Bocage. Et ils seront payés pour ça, puisque ce temps de travail (9h par semaine) s'inscrit dans le cadre d'un contrat passé avec le ministère de l'Éducation.



Bernard Beignier, le recteur, lors de la conférence de presse du 30 août.

Avec la création des Espé, le ministère compte aussi améliorer la solidarité entre les enseignants. Car l'Espé formera tous les futurs enseignants (de la maternelle jusqu'au lycée) ainsi que les futurs conseillers principaux d'éducation (CPE) dans un même lieu.

«Il y aura des troncs communs pour apprendre à connaître l'autre, comprendre que tous les métiers de l'enseignement sont difficiles», indique Bernard Beignier, le recteur de l'académie d'Amiens, pour qui il ne s'agit pas moins d'endiguer l'idée, répandue paraît-il chez les professeurs, selon laquelle l'échec d'un élève serait forcément de la responsabilité du professeur du cycle précédent.

Vers des suppressions de postes en 2014

C'est l'Université de Picardie Jules-Verne (UPJV) qui a la responsabilité de l'Espé. Ce n'est pas en soi une nouveauté, l'IUFM était déjà placé dans le giron de l'UPJV depuis 2008.

Cependant, des changements vont s'opérer, notamment chez les personnels. Pour le recteur de l'académie, «le cœur des formateurs de l'IUFM demeure mais il sera enrichi par des praticiens [chefs d'établissements scolaires notamment, ndlr] et par des professeurs d'université.»

Cette nouvelle composition des formateurs va engendrer «une plus grande coopération au sein même de l'UPJV, notamment en fédérant tous les enseignants qui interviendront dans l'Espé», estime Wolfgang Sabler, directeur de la fac de Langues et membre de l'équipe de direction de l'UPJV. Mais pas uniquement. Selon lui, la création de l'Espé accroît aussi la coopération entre l'UPJV et le rectorat, déjà effective depuis 2008. «Ce n'est plus seulement une coopération technique, c'est désormais également une coopération politique.»



Wolfgang Sabler, membre de la direction de l'UPJV.

Mais dans cette coopération, «c'est le rectorat qui garde la mainmise, c'est lui le porteur du projet», assure Vincent Niot, directeur du département Sciences de la Vie et de la Terre à l'université et membre du Snesup-FSU. Mais ce n'est pas ce qui l'inquiète le plus. Il craint davantage pour l'avenir du personnel des ex-IUFM. Pourquoi ? «Parce que le projet de budget de l'Espé pour l'année prochaine [2014-2015, ndlr] prévoit une diminution drastique des effectifs !»

Selon lui, on se dirige vers une suppression de 25 postes de Biatoss (personnel administratif et technique) et autant d'enseignants. Ces travailleurs ne seraient alors pas mis à la porte mais pourraient être reclassés.

Baisse du nombre d'heures de cours

«Ça engendre un stress énorme, explique Vincent Niot qui a lui même fait partie de la commission de l'UPJV chargée de préparer le projet de l'Espé. On a quand même obtenu des garanties orales du président, Michel Brazier, pour que les personnels ne soient pas affectés dans une autre ville, sur un autre site de l'UPJV.» Avec la baisse probable des effectifs, Vincent Niot craint également pour les contractuels qui travaillaient jusqu'alors à l'IUFM.

Du côté de la direction de l'UPJV, on ne nie pas que ce budget prévisionnel existe, on tempère. «Ce budget, ce n'est qu'une prospective, indique Wolfgang Sabler. Mais il est vrai qu'il va y avoir un changement dans la composition du corps enseignant et que le nombre d'heures de cours va diminuer.»

Selon Vincent Niot, cette baisse du nombre d'heures de cours sera de 30% par rapport à ce qui se pratiquait à l'IUFM. «Ça va créer un gros problème d'affectation de postes».

Faire des économies d'échelle ?

Pourquoi cette diminution ? Parce que dès 2014, les futurs profs en dernière année de formation deviendront des fonctionnaires-stagiaires (ce n'est pas encore le cas cette année). Ils seront donc en stage plus souvent, et moins souvent en cours. D'où la baisse des effectifs, explique Wolfgang Sabler, qui estime tout de même que l'actuel vivier d'enseignants «est très important dans les IUFM».

Pour Vincent Niot, la création de l'Espé pourrait servir de prétexte à des économies. En diminuant les effectifs, comme on l'a vu, mais pas seulement. Selon lui, l'UPJV voudrait concentrer au maximum les étudiants-futurs profs à Amiens. Pourtant, l'Espé de l'académie compte trois antennes (Amiens, Laon, Beauvais), ce qui permet aux étudiants picards les moins mobiles d'étudier dans leur département de résidence.



Vincent Niot, professeur de biologie à l'UPJV et membre du Snesup-FSU.

Cette impression que l'UPJV cherche à concentrer les étudiants à Amiens est partagé en dehors du syndicat FSU. Notamment par la Ville de Beauvais. «On avait la crainte que le site de Beauvais soit déshabillé, raconte Stéphane Delabre, directeur du pôle aménagement et développement du territoire à la communauté de commune du Beauvaisis. Les textes, tels qu'ils étaient présentés par l'UPJV, l'indiquaient.» La maire de Beauvais, Caroline Cayeux (UMP), est alors intervenue en mai dernier lors du conseil d'administration de l'UPJV, dont elle est membre. Fait assez rare : un syndicat de gauche et une mairie de droite tiraient dans le même sens.

Pour Stéphane Delabre, si l'UPJV cherche à «déshabiller» le site de Beauvais, c'est probablement dans l'idée de faire des économies d'échelle. «Mais ce serait un mauvais calcul, car ça aboutirait à se couper d'une partie des jeunes gens de la région.» Par ailleurs, la collectivité du Beauvaisis avait investi dans la rénovation des locaux de l'ex-IUFM de Beauvais, raison de plus pour tenter de sauvegarder le site. «Pour la suite, nous allons rester vigilants», prévient Stéphane Delabre.

Le couac de l'été

C'est dans ce contexte que la coopération entre l'UPJV et le rectorat a engendré son premier gros couac cet été. Car les étudiants ont reçu des informations contradictoires concernant le lieu de leur inscription. Si l'idée est (peut-être) pour l'UPJV de réduire à peau de chagrin les antennes de Laon et Beauvais, le rectorat a, quant à lui, d'autres intérêts. «C'est lui qui va payer les frais de déplacements des étudiants-stagiaires entre leur lieu de formation et leur lieu de stage, indique Vincent Niot. Alors, à la fin du mois de juillet, le rectorat a envoyé une lettre aux étudiants expliquant qu'il fallait qu'ils s'inscrivent dans le département de leur stage. Ce n'était pas ce qu'avait dit l'UPJV quelques semaines plus tôt.»

L'Espé incarne une forme d'espoir après des années très difficiles pour le corps enseignant. Mais dans un contexte budgétaire serré pour l'UPJV et l'État, les syndicats craignent que l'Espé servent de «variable d'ajustement».

Dans l'œil du Télescope

Pour écrire cet article, je me suis d'abord rendu à la conférence de presse de présentation de l'Espé qui a eu lieu mercredi 28 août au Pôle universitaire cathédrale en présence du recteur, du président de l'UPJV, du président du conseil régional, etc.

Deux jours plus tard, vendredi, le recteur organisait une nouvelle conférence consacrée à la rentrée 2013: étaient présents des membres du rectorat et Wolfgang Sabler, de l'UPJV. Nous avons alors pu échanger sur l'Espé.

J'ai téléphoné ensuite à différents membres de syndicats (Unsa, Snuipp, Snes) ce qui m'a conduit à faire la connaissance de Vincent Niot (Snesup) avec lequel je me suis entretenu au local syndical lundi après-midi.

Les échanges précédents m'ont amené à prendre contact avec l'entourage de la maire de Beauvais. C'est ainsi que j'ai pu m'entretenir mardi par téléphone avec Stéphane Delabre, de l'agglomération du Beauvaisis.

Entre-temps, j'ai contacté à nouveau par téléphone Wolfgang Sabler pour obtenir des précisions.