Une cité ouvrière typique du quartier du Petit-Saint-Jean, avec en toile de fond son usine désaffectée. La majorité des occupants sont aujourd’hui propriétaires de leur logement.
Chez elle, les toilettes sont dans la cour. Il faut dire que Maryvonne Audin, présidente du comité de quartier du Petit-Saint-Jean, ne s’embarrasse pas des commodités et a appris à vivre frugalement. Enfant, elle habite cités des lilas, au cœur d’un monde ouvrier où les compagnons de travail sont logés au pied de l’usine.
Cité des œillets, cité des glycines, cité des myosotis, cité des roses, cité des iris, cité des bleuets. La grande rue du Petit-Saint-Jean égrène jusqu’à Pont-de-Metz ses grappes fleuries qui ont vu grandir les enfants des ouvriers des usines de teinturerie et de textile. Beaucoup sont maintenant les mémoires du quartier. «Après la guerre, beaucoup de familles d’ouvriers qui étaient auparavant locataires de leur patron sont devenus propriétaires de leur petit logement dans les cités. Maintenant encore, même si la dernière usine textile a fermé en 1979, on retrouve un peu de cet esprit ouvrier au Petit-Saint-Jean. Du moins jusqu’au rond-point avant la rue Colbert», apprécie celle qui se veut un des piliers de la communauté.
La rue Colbert, c’est déjà autre chose, la part active du quartier, plus tournée vers le centre-ville. «Déjà à la fin du 19e siècle, dès la création de l’hippodrome, la fracture s’est ouverte entre le monde en chapeau melon de la rue Colbert et le petit peuple en casquette du Petit-Saint-Jean», rajoute Jacques Lejosne, historien amateur et enfant du quartier. Cette fracture est aujourd’hui loin d’être la seule. Même le long de cet axe historique qu’est la grande rue du Petit-Saint-Jean, ce qui faisait le lien social de ce quartier typique se délite peu à peu.
Maryvonne Audin, la présidente du comité de quartier, a toujours vécu ici. Enfant dans la cité ouvrière des lilas, adulte dans la Grande rue du Petit-Saint-Jean.
Elle déplore l’affaiblissement du lien social dans le quartier ouvrier autrefois solidaire du Petit-Saint-Jean.
Cité dortoir
L’eau de source du Petit-Saint-Jean aurait pu faire la richesse du quartier. Les projets de thermes qu’elle a suscités auront finalement laissé libre l’espace nouvellement utilisé pour des projets immobiliers privés.
En 1877 l’Etat donnait une autorisation d’exploitation d’eau de source à un propriétaire terrien du Petit-Saint-Jean. Allait en découler l’utopie de la construction d’une ville d’eau, avec casino et somptueux bâtiment de thermes. Suite à l’échec de ce projet de banquiers parisiens, les terrains et les thermes sont revendus aux usines.
Plus récemment, une caserne de gendarmerie et des hangars militaires ont occupé les espaces autour des thermes. Jusqu’à la réhabilitation récente en logements, amenant avec elle de nouveaux habitants.
Les hangars rasés ont été remplacés il y a une dizaine d’années par un lotissement privé, la rue de la source, aux trente et un pavillons coquets. Le bâtiment des thermes a lui été réhabilité en huit lofts de haut standing, la résidence des Thermes. «J’habitais Marivaux mais ma maison commençait à être trop étroite pour les petits-enfants qui s’annonçaient», raconte Françoise Bourgines, nouvelle propriétaire de deux terrains rue de la Source, où elle a construit son pavillon d’habitation.
De nouveaux pavillons ont été construits dans un lotissement rue de la Source. Ils sont pour beaucoup de nouveaux arrivants la réalisation d’un rêve de propriété.
Finalement derrière les murs des pavillons, une vie familiale très peu marquée par les relations avec le quartier. Les nouveaux habitants vivent en vase-clos.
l'impression d'une cité-dortoir
«Je connaissais déjà le Petit-Saint-Jean, j’en appréciais l’histoire et l’atmosphère». Un avis loin d’être partagé par ses enfants, plutôt inquiets qu’elle s’installe dans ce quartier populaire. De fait l’intégration des nouveaux arrivants, comme elle, reste plutôt faible. «Les gens de la rue de la Source vivent en vase clos et se sentent parfois même dérangés par les intrusions des voisins des cités ouvrières sur les terrains privés du lotissement. On a malheureusement l’impression de vivre dans une cité dortoir», regrette-t-elle.
La gentrification se fait en effet dans l’indifférence. Pour une habitante d’un loft de la résidence des Thermes, «ce qui nous a attiré ici, ce n’est pas le quartier et son histoire, c’est cette réhabilitation unique d’un bâtiment ancien». Avec ses entrées privées en cour intérieure, la résidence, qui abrite un cabinet d’avocat et des propriétaires de la classe moyenne supérieure, est plus que protégée des regards extérieurs.
L’ancien bâtiment des thermes a été réhabilité en huit appartements de luxe, en plein cœur du quartier ouvrier et juste à côté de la zone pavillonnaire de la rue de la Source.
Les entrées des logements de la résidence des Thermes donnent toutes sur la cour intérieure, protégée des regards extérieurs.
Inégalités persistantes
La juxtaposition de populations dans un même quartier ne suffit pas à venir à bout des injustices spatiales. Avec l’arrivée de populations plus aisées s’exacerbent les différences de niveau de vie. Au Petit-Saint-Jean, des logements sociaux ont été réintroduits il y a deux ans, rue Molière, avec une résidence d’Habitat 62/59 Picardie et des pavillons de l’OPAC, pas encore tous attribués.
La résidence sociale Habitat 62/59 de la rue Molière a accueilli depuis deux ans des familles de différents quartiers d’Amiens. Leur intégration est difficile dans le quartier.
Au bout de la rue Molière, d’autres logements sociaux, de l’OPAC, sont en cours d’attribution.
Quelques familles sont ainsi arrivées de divers quartiers, comme celui d’Étouvie. Pour elles aussi, l’intégration pose problème. «Les gens testent les arrivants, c’est normal», accepte volontiers Béatrice Nonin. Elle s’est installée dans ce quartier car son ancien lieu de vie à Poix de Picardie était trop éloigné des lieux de soins pour sa fille de 11 ans handicapée à 50%. «Pour nous c’est une chance d’être ici. En plus nous habitons juste en face de l’école, où l’équipe enseignante est très attentive aux problèmes de Rose».
Béatrice Nonin et sa fille Rose sont venues occuper un logement social de la rue Molière. Mme Nonin y est heureuse de la meilleure intégration scolaire de sa fille, handicapée à 50%.
L'une en bus, l'autre en voiture
Par contre, la mère et la fille regrettent l’absence d’une desserte de bus plus fréquente dans le quartier. Avec son RSA, Béatrice Nonin ne peut se payer une voiture pour se déplacer. «Le dimanche le dernier bus pour rentrer de la maison de la culture part de là-bas à 18h, après nous sommes cloitrées chez nous. Heureusement, il y a maintenant au moins un commerce, avec l’ouverture de l’épicerie en début d’année. C’est bien pour la petite, elle peut aller chercher le pain, ça participe à son apprentissage, à sa responsabilisation».
Le déplacement, le manque de services, l’importance de l’école du quartier, des enjeux qui ne touchent pas les populations aisées de la résidence des Thermes. «Nous ne sortons qu’en voiture du quartier. Pour ce qui est de l’école, les enfants de la résidence ne restent pas dans le quartier, ils sont dans le privé», admet l’habitante du loft.
Béatrice Nonin vit du RSA avec sa fille et trouve les économies partout. Elle récupère boutons, coupons et tissus pour coudre elle-même des vêtements et dépenser le moins possible.
Elle est fière de ne pas avoir de dettes et une enfant «bien mise». Ici, elle montre une robe façon «Jackie Kennedy» qu’elle se prépare pour elle-même. «Si je ne me fais pas plaisir qui prendra soin de moi?»
Réalités parallèles
Le Petit-Saint-Jean, un quartier populaire, mixte, un quartier bigarré, un quartier ordinaire ? Alors que les crédits de la politique de la ville vont sur les tours voisines d’Elboeuf, ici aussi la souffrance sociale suit son cours, dans le silence et à l’abri des regards.
Maryvonne Audin et son comité veulent à tout prix recréer du lien social, «bien que cela soit de plus en plus difficile». Peut-être parce que chaque habitant jette sur le quartier un regard qui lui est propre. Pour Mme Marelle, petit pavillon en location dans l’enceinte de l’ancienne gendarmerie, non loin de la résidence des Thermes, «une chance pour mes enfants qui vont grandir dans un bon environnement. Moi je suis de Renancourt.»
Pour Christian Ducastel, le coiffeur du quartier, en activité depuis 1958, encore un coin du passé. Dans son salon «ouvert tant qu’il y a des clients», on amuse les copains avec des blagues grivoises et un sourire franc, on écoute les confidences aussi. «Ceux qui viennent ont grandi dans les cités ouvrières, je les connais depuis l’enfance. Alors j’entends toutes les histoires de la vie. Il y a bien aussi quelques nouveaux qui passent». Et de se remémorer avec son client-copain Pierrot le temps où le quartier comptait onze bistrots et 2000 ouvriers.
Le salon de coiffure du Petit-Saint-Jean est tenu par Christian Ducastel depuis 1958. Il a pris la succession de son grand-père, déjà coiffeur du quartier.
«Un salon d’époque avec des clients d’époque», selon son propriétaire.
Ici le temps semble s’être arrêté depuis «cette époque où il n’y avait que deux voitures au Petit-Saint-Jean, celle du directeur de l’usine et celle du médecin».
Françoise Bourgines, elle, n’en revient pas d’avoir vu jaillir de l’eau claire lors de la construction de son pavillon.Depuis plus d’un siècle, l’eau du Petit-Saint-Jean aura été signe d’opulence. Elle est peut-être aussi la ligne de démarcation entre les plus fortunés qui y bâtissent des utopies et la condition populaire.
Le reportage a été mené en plusieurs fois dans le quartier du Petit-Saint-Jean au mois d'août.