Archives du journal 2012-2014

Le Grand Wazoo, une institution à vendre

Le 31 October 2012
Reportage commentaires
Par Mathieu Robert



En début d'année, le Grand Wazoo déplorait une baisse de fréquentation. «Ça arrive, on ne savait pas trop pourquoi les gens venaient moins.» Si bien que les finances ne suivaient plus trop. Alors à la rentrée, Pascal Lefay, le gérant, a mis les bouchées double. Une quinzaine de concerts depuis septembre. Et voilà le bar reparti sur de bons rails. «Les groupes ont répondu spontanément». 25 ans d'existence, ça créée des liens. 

«On a ouvert en 1988», raconte Pascal. «Ici c'est un café depuis une cinquantaine d'années.» Le lieu, derrière la Gare du nord, il en entend parler pour la première fois dans un autre bar, le Djurdjura: «Quand j'ai appris que c'était à vendre, ça s'appelait le Hoggar, c'était un bar rebeu. On est tout de suite venu visiter.»

«Les punks, ça impressionnait»

Pascal est «mauvais musicien», mais bon menuisier, c'est sa formation. «On a tout pété à l'intérieur. Derrière, au fond, c'était une cuisine. Il a fallu tout refaire». Aux premières heures du bar, les murs étaient blanc, bleu, noir et gris, agrémentés d'affiches de concerts. «C'était froid. Il y avait des pochoirs partout, c'était la folie des pochoirs à cette époque. Les murs étaient à tout le monde», se souvient Pascal. Rien à voir avec l'ambiance chaude et colorée d'aujourd'hui.



Dans le quartier, en 1988, les nouveaux clients du bar, 5 rue Vulfran Warmé sont plutôt mal accueillis. Il faut dire qu'ils dénotent. «Les punks, ça impressionnait. Les gens avaient peur des crêtes. Surtout que le quartier était habité par des vieux.» Un accueil froid, pas toujours immérité: «On a eu des soucis dus au bruit. Il faut dire que c'était bien rock'n roll. Depuis, les vieux ont revendu. Les habitations ont été divisées. Aujourd'hui ce sont plutôt des étudiants qui habitent le quartier.»

À cette époque, la rue était sinistre. «Ça ressemblait à un grand tunnel noir. Il n'y avait pas toutes les voitures qui passent aujourd'hui.» À la place du cinéma Gaumont et sa «forme d'entrecôte», trônait un imposant garage Citroën.

Puis le garage est abattu en avril 1999, et de 2003 à 2005, le cinéma s'érige lentement devant le Wazoo. «Pendant la période des travaux, c'était génial, un vrai no man's land. Il n'y avait plus de voitures. Les ouvriers du bâtiment, des belges, descendaient au café, le soir. Ça a bien duré cinq ans».

«On a fait jouer presque tout ce qui existe à Amiens»


Pascal Lefay, gérant du Grand Wazoo

Quand le Grand Wazoo a ouvert il y a 25 ans, la vie musicale amiénoise n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. La Lune des pirates avait investi le Quai Bélu depuis seulement un an, se souvient Pascal. «Il y avait trois bars de nuit à Amiens, le Lucullus, le Rustica, le Mizrana. Notre idée c'était de faire café-concert». À quatre, ils montent une SARL et se lancent dans l'aventure du Grand Wazoo.

Le choix du nom, un album de Frank Zappa de 1972: «On était tous fans de Zappa. On a préféré un nom d'album, plutôt que le Vulfran-Warmé. C'est quand même plus sympa».

Depuis les concerts se sont enchainés. En moyenne, trois soirs par semaine. À raison de 3 semaines de fermeture par an, ça fait beaucoup de concerts: 3 soirs x 49 semaines x 25 années = 3675 concerts, sur une calculette. En réalité, personne n'a tenu les comptes.

«La première fois que j'ai entendu Rage against the machine, c'était ici»



Accoudés au comptoir, contre la vitrine, Mickaël et Manu, deux habitués des lieux, des airs de quarantaine. Le premier est métaleu, ça fait 25 ans qu'il fréquente le lieu. L'autre est rockeur, et client depuis 17 ans. Tous deux avaient entendu parler du Wazoo par bouche à oreille.

«–On nous disait que c'était un endroit pour des gens comme nous.
– Moi on m'a dit: “viens, il y a de la Pelforth brune pas chère!”
– C'était un endroit où les punks n'étaient pas mal vus. Après quelques semaines, on était chez nous.
»

Et tous deux se souviennent «de belles bastons mais surtout de bons concerts». «La première fois que j'ai entendu Rage against the machine, c'était ici, et ça a changé ma vie. C'est Pascal qui passait ça», se souvient Manu. «Ici, c'est un repère d’intermittents du spectacle, de musiciens». Eux-mêmes sont d'anciens membres des Sexies. Le groupe a joué une vingtaine de fois au Grand Wazoo. Eux ne comptent plus le nombre de fois où ils sont montés sur la scène: «incalculable».

«C'est l'endroit idéal pour tester de nouveaux projets», assure Manu.

«Le premier soundsystem amiénois est né ici»

À raison de trois soirées par semaine, on peut croire Pascal quand il assure avoir fait jouer «presque tout ce qui existe à Amiens». Et pour cause, la salle fonctionne en scène ouverte. Pour organiser un concert, il suffit de consulter l'agenda, et de discuter avec le gérant. Et de le convaincre. «Maintenant, ce sont les fils des punks qui viennent. Il y a deux générations. Un gamin a joué ici il n'y a pas longtemps, c'était le fils du premier gars qui a joué ici.»

«Musicalement, on était toujours un peu en avance, c'est un peu moins vrai aujourd'hui», retrace Pascal. Le lieu accueille tous les styles. «Sauf le rap, j'ai essayé, mais l'expérience n'a pas été bonne». «Au début, c'était carrément punk. Et puis ça a bougé. On a eu des périodes reggae. Le premier soundsystem amiénois est né ici, en 1992, avec Lieutenant Tortion de Diaz connection.»

À ses débuts, le Wazoo accueillait également une galerie d'art contemporain. «Elle s'est arrêtée il y a une dizaine d'années.» Reste un lien fort avec les artistes, de toutes disciplines, à la fois clients et décorateurs du lieu. Au mur, en face du comptoir, une fresque de «Tonton Ringo, un musicien des Sexies».



Le meilleur souvenir de Pascal: «C'est difficile. On a eu les Burning Heads, un groupe de hard core d'Orléans, c'était blindé.»

«Il n'y a que les fachos que l'on ne supporte pas ici»

Côté ambiance, le lieu répond à quelques règles: «On a toujours tenu à ce que tout le monde soit respecté. Les nanas, au début, c'était pas facile. On a toujours fait en sorte qu'elles se fassent pas emmerder. Il n'y a que les fachos qu'on ne supporte pas ici.»

«C'est un des rares endroits où t'es jamais emmerdé quand tu es toute seule», confirme Sophie. Derrière le comptoir, elle donne un coup de main au patron. Une habituée. Elle connait le lieu depuis qu'elle a 16 ans. «C'était en 1992. C'était plus rock'n roll qu'aujourd'hui. Underground puissance 10!» Pour elle, le lieu est unique, par sa clientèle. «C'est très hétéroclite. C'est fréquenté par des chefs d'entreprise, des jeunes de 16 ans, des RMistes. Ce que l'on ne retrouve pas ailleurs. Je suis partie plusieurs années d'Amiens, mais quand je suis revenue, c'est ici que je suis allée. L'ambiance est restée la même.»

Le Grand Wazoo est à vendre

Durant toute son histoire, même lors de ses déboires économiques en début d'année, le Grand Wazoo est resté indépendant des subsides de la Mairie, malgré son impressionnante activité culturelle. Un choix du gérant: «Je préfère rester indépendant. La Mairie ne me donne aucun pognon. Le seul cadeau que la Ville m'ait fait, c'est une estrade», assure Pascal. «Je sais que Thorel [Frédéric Thorel, ndlr] m'a beaucoup appuyé au Conseil municipal, en soutenant que c'était un lieu qui valait le coup, que nous avions une vraie direction». Il n'en reste pas moins engagé dans la vie culturelle amiénoise. «J'ai bossé avec la Mairie pour Agora, la Fête dans la ville, le festival de jazz...»

Après 25 ans de bons et loyaux services, Pascal veut se séparer du Grand Wazoo, depuis bientôt deux ans. «J'ai fait mon temps. Cela fait 10 ans que j'en parle.» Le futur repreneur prendra possession d'un lieu chargé d'histoires et bien connu des Amiénois. «Le lieu est marqué. Il faut que le repreneur reprenne le même esprit ou qu'il fasse beaucoup de travaux».



Devant les tireuses, Sylvain alias Kenny, 30 ans en novembre, témoigne de l'aura du lieu: «J'ai entendu parler du Wazoo quand j'étais au lycée, dans l'Oise. C'était un endroit mythique, l'endroit underground d'Amiens.» Musicien, il donne son premier concert avec un groupe de reggae, il y a dix ans, s'installe à Amiens, et devient intermittent du spectacle: «C'est devenu ma maison. Avec Funky Skunt, on est partis en Ukraine en tournée, Pascal nous a laissé répéter ici quatre jours, il est très conciliant. Ici c'est très ouvert, à tous les gens de musique, à part le genre “mainstream”. Si tu veux faire un concert de jungle noise - j'invente -, c'est ici. Il n'y a pas de limites.»

 

Notes de l'auteur: la traduction la plus fiable que j'ai pu trouver du mot Wazoo, issu de l'argot américain, est anus.

Dans l'œil du Télescope

Trois heures d'entretien avec le gérant et les habitués du Wazoo, lundi soir.