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Le grand flou dans les maternelles d'Amiens nord

Le 20 March 2013
Enquête commentaires
Par Fabien Dorémus

«Ici, on est en zone d'éducation prioritaire. Déjà qu'on n'a plus de décharge pour la direction, ni d'emploi de vie scolaire, s'ils nous enlèvent ça, ça ne va pas aller. On n'aura bientôt pas plus de moyens qu'une école de centre-ville !» Cette directrice d'école maternelle d'Amiens nord était encore très inquiète hier soir. Elle ne sait toujours pas si la maîtresse langage qui intervient auprès des élèves de moyenne et grande sections pourra encore travailler dans son établissement à la rentrée prochaine.

Depuis une dizaine d'années, des enseignantes travaillent dans les neuf écoles maternelles d'Amiens nord sur la question du langage, souvent dans deux établissements à la fois. Il y a actuellement 4,5 postes de ce type dans le département. Tous sont affectés à Amiens nord.

«Nous travaillons à l'oral sur la décomposition des mots en syllabes, explique Anne-Marie Mortagne, maîtresse langage à la maternelle Le Soleil. On cherche à sensibiliser les élèves à l'écoute des mots. Il faut être sensibilisé à l'écoute des mots pour entrer dans l'apprentissage de la lecture.» Ces séances de phonologie s'effectuent en petits groupes de 6 à 8 élèves.

Origine sociale et acquisition du langage

Le travail des maîtresses langages est de longue haleine. «On apprend aux enfants à parler correctement, avec des phrases de plus en plus complexes, détaille Anne-Marie Mortagne. On les fait parler à partir d'une photo ou d'une recette de cuisine que l'on a faite. Mais si ce que je demande à un enfant est trop éloigné de son niveau de langage, il ne va pas se l'approprier. Alors nous devons systématiquement trouver une forme syntaxique légèrement plus complexe que la sienne, et progresser par paliers.»

Qui sont les enfants qui bénéficient de ces cours spécialisés? «Ce sont pour beaucoup des enfants qui ne parlent pas français à la maison, même s'ils sont nés en France, explique une directrice d'école. Mais on a aussi des enfants de parents français.»

Pour cette enseignante, la question de l'origine sociale est primordiale dans l’acquisition de la langue, quelle que soit l'origine géographique de la famille. «Quand les parents maîtrisent bien leur langue maternelle, ça se voit tout de suite, et la double culture devient un atout pour l'enfant. On a par exemple deux petits turcs qui n'ont aucun problème de langage parce que leurs parents maîtrisent parfaitement la langue turque», témoigne-t-elle.

«Un inspecteur nous a dit...»

À l'inverse, «quand dans des familles, qu'elles soient françaises ou non, il n'y a que 200 mots au vocabulaire, on se retrouve avec des enfants qui disent «le table, le rose, la crayon».»

Il est alors de la responsabilité de l'enseignante de la classe de travailler le langage. Mais dans les quartiers comme Amiens nord où les enfants de familles pauvres et d'origines étrangères sont plus nombreux qu'ailleurs, le soutien ponctuel des maîtresses langages, qui permet l'organisation du travail en petits groupes d'élèves, est un apport non négligeable.

«Mais l'un des inspecteurs de l'académie nous a dit qu'il ne fallait plus compter dessus l'année prochaine», regrette amèrement une maîtresse langage qui préfère garder l'anonymat.

Et s'il n'y avait plus de maîtresses langage en maternelle l'année prochaine? C'est l'information qui circule dans les écoles maternelles d'Amiens nord. «Les maternelles passeraient à la trappe», croit aussi savoir David Candillon, le directeur de l'école Le Soleil. Il prend pourtant quelques précautions: «En fait, on ne sait pas vraiment si les postes seront maintenus ou basculés en élémentaire.»

Si c'était le cas, les maîtresses langages pourraient continuer d'exercer leurs fonctions l'an prochain mais pas dans les mêmes classes. Elles interviendraient désormais auprès des élèves de CP et CE1, afin de renforcer la pédagogie pendant la période où l'enfant est au cœur de l'apprentissage de la lecture.

«Faire un projet ? On m'a dit que ça ne servait à rien. »

Du côté du rectorat, on dément l'information: il y aura toujours des postes dédiés au langage l'an prochain dans les écoles maternelles qui en feront la demande. Même son de cloche du côté du syndicat majoritaire du premier degré: «Un IEN [Inspecteur de l'Éducation nationale, ndlr] a pris la décision de ne plus affecter ces postes en maternelle mais il ne sera pas forcément suivi par le directeur académique, qui est son supérieur, explique Stéphane Magnier, responsable du Snuipp dans la Somme. Les maternelles vont pouvoir redemander un poste à condition de faire un projet en coopération avec une école élémentaire.»

«J'ai fait un projet, même si je n'y crois pas beaucoup», indique cette directrice. «Moi, je n'ai pas fait de projet pour garder la maîtresse langage, on m'a dit que ça ne servait à rien, explique, quant à lui, ce directeur d'une autre école d'Amiens nord. C'est fort dommage, tout ce travail de préparation à la lecture va être perdu», regrette-t-il déjà. «Chez nous, pas de demande non plus, assure l'enseignante de grande section d'une autre école du quartier. On nous a clairement dit qu'on n'en bénéficierait plus.»

Un dispositif bénéfique crée la pagaille

Les informations qu'ont reçues les écoles sont totalement contradictoires. Aujourd'hui, elles ne savent plus sur quel pied danser.

Autre problème rencontré par les directions des écoles maternelles: le manque de temps pour effectuer la demande de maintien de poste dédié au langage. «On a eu deux jours pour fournir le projet, témoigne une directrice. On rentrait de vacances le lundi 4 mars et le mardi 5 au soir, il fallait l'envoyer à l'IEN. Il y a un sérieux manque d'anticipation dans les services.» Trois écoles maternelles seulement sur neuf auraient fait une demande de poste langage pour l'année prochaine. Alors que toutes en bénéficient actuellement et louent leur bienfaits.

Et pourtant, à la base, c'est une bonne nouvelle qui a créé tous ces fâcheux malentendus. Le gouvernement a décidé de créer quinze nouveaux postes d'enseignants dans la Somme pour la rentrée prochaine. Comme on l'explique au Snuipp, «ce n'est pas la panacée mais la dernière rentrée sous Sarkozy c'étaient 70 postes supprimés. Ça donne une idée.»

«La France d'aujourd'hui a changé»

Quinze nouveaux postes d'enseignants mais pas quinze nouvelles classes dans le département. Les quinze postes créés seront dédiés notamment à l'accueil des enfants de moins de trois ans, à l'accompagnement des élèves handicapés, et à la mise en place du dispositif appelé «Plus de maîtres que de classes».

Ce dispositif est une vieille revendication des syndicats enseignants. «La France d'aujourd'hui a changé, ce n'est plus celle des années 1950. Mais l'école n'a pas évolué. Il s'agit, avec ce dispositif, de faire changer les pédagogies, l'organisation de la classe et les conditions de travail des enseignants», indique-t-on au Snuipp.

Dans cette histoire, les postes de maîtresses langage ont été supprimés et recréés sous forme de postes «Plus de maîtres que de classes». Même chose pour les postes dits de soutien. Tous ces postes ont été remis dans le même sac, étiqueté «Plus de maîtres que de classes».

Au final, le département de la Somme disposera à la rentrée prochaine de 20 postes «Plus de maîtres que de classes» dont une partie pourra être dédiée au langage. Si les établissements scolaires en font la demande.

En attendant, les maîtresses langage d'Amiens nord ne savent pas ce qu'elles feront à la rentrée prochaine.

Dans l'œil du Télescope

Les photos sont des images d'archives.