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Le Courrier picard négocie son virage web

Le 20 June 2013
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Par Mathieu Robert


Les locaux du Courrier picard à Amiens, rue de la République

«Ce dont nous avons peur, c'est d'un journalisme Shiva, où il faudra deux paires de bras pour prendre des notes, des photos et des vidéos en même temps, explique Joël Cyprien, journaliste et délégué CFDT au Courrier picard. Pour un sujet, il faudra bientôt faire un tweet, trois lignes de brèves, des images, du son...»

Alors que paraissent chaque jour les 67 000 exemplaires du Courrier picard, les journalistes picards et leur direction négocient ferme. «Les négociations sont très difficiles, elles butent sur la rémunération. La direction ne veut pas reconnaître la technicité apportée par le nouveau système», explique Joël Cyprien. «On estime qu'il y aura plus de technicité, plus de travail», abonde Philippe Fluckiger, élu CGT au comité d'entreprise (CE) du Courrier Picard.

Le nouveau système, c'est un logiciel, dénommé Newsgate, conçu par l'entreprise danoise CCI. Son arrivée prévue pour 2014 va modifier sensiblement l'organisation du travail au Courrier picard. Mais il représente aussi une étape importante de la lente transition du quotidien picard vers le web.

Annoncée en 2011 par leur actionnaire majoritaire, le groupe de presse belge Rossel, la mise en place du logiciel au Courrier picard interviendra l'année prochaine, si les négociations avec les syndicats aboutissent d'ici la fin d'année. Coup de l'opération, 6 millions d'euros, selon Les Échos.

Le quotidien picard sera le troisième journal du groupe à passer sous Newsgate après L'Union (Marne, Aisne, Ardennes) et les 24 éditions de la Voix du Nord (Nord-Pas de Calais), pour lequel ces journalistes viennent tout juste d'achever de se former.

«Le papier n'est qu'un support parmi d'autres»

Alors, c'est quoi Newsgate ? Un simple logiciel. Lorsque les journalistes du Courrier picard rédigent leurs articles et mettent en page leurs journaux, ils n'utilisent pas les logiciels de traitement de texte grand public, comme Open Office de Sun Microsystems ou Word de Microsoft, ou encore des logiciels de mise en page comme InDesign de l'autre américain Adobe systems.

Comme dans de nombreux journaux de presse régionale, ils utilisent un logiciel spécialisé dans la mise en page rapide des journaux papiers, Hermès de l'américain Unisys.

Aujourd'hui cet outil devient obsolète face à la demande de «multicanal» des groupes de presse papier comme le groupe Rossel, dont les sites internet se développent. De nouveaux logiciels, comme Newsgate, donnent accès à de la mise en page sur trois formats différents, papier, web et mobile. «Notre métier ce n'est pas de faire un journal, mais de collecter, hiérarchiser et diffuser de l'information, résume David Guévart, rédacteur en chef du Courrier picard depuis février dernier. Le papier n'est qu'un support parmi d'autres.»

Le saut vers l'inconnu pour les anciens

Cinq ans après l'acquisition d'un véritable site internet d'information, en 2008, le Courrier picard va enfin mettre à disposition de ses journalistes un outil adapté à la rédaction d'articles sur le web. Mais cette nouveauté devrait modifier l'organisation de la rédaction.

Les salariés sont curieux, mais deux ans après le choix du logiciel Newsgate début 2011, la rédaction picarde est toujours dans l'inconnu complet sur son futur fonctionnement. «Pour l'instant, on ne sait pas grand chose, déplore Philippe Fluckiger. Ce que l'on sait, c'est que l'on fera d'abord un papier pour le web, et qu'il faudra y ajouter de l'analyse pour la version papier du lendemain».

En somme, ce que les syndicalistes pressentent, c'est l'arrivée du reverse publishing, comme à la Voix du nord. Le principe: publier un article sur le web, avant de le publier le lendemain sur le papier.

Une stratégie qui va de paire avec la récente fin de la gratuité sur site internet du Courrier picard, où la consultation est désormais payante au bout de dix articles lus. Désormais, l'ensemble des articles du journal papier est disponible sur le site internet, contre une sélection d'une quinzaine d'articles auparavant.

«Les jeunes sont plutôt à fond, impatients. Nous, on est plutôt inquiets parce que l'on ne sait pas comment cela va fonctionner», craint Joël Cyprien de la CFDT. «La majorité de la rédaction est plutôt pressée d'y arriver», estime de son côté, David Guévart.

L'expérience Voix du Nord

Comment cela s'est-il passé à la Voix du nord, où certaines rédactions travaillent déjà sur Newsgate depuis quelques mois? «C'est presque fini chez nous. Le saut dans l'inconnu, c'est nous qui l'avons fait, nous avons un peu essuyé les plâtres», explique Christian Vincent, délégué syndical CFDT et journaliste pour la Voix du Nord à Tourcoing. «Ils ne nous ont pas caché que ce serait difficile. Mais pour nous, ça a été un vrai saut dans l'inconnu.»

Il aura fallu dix mois pour former l'ensemble des journalistes, cinq jours chacun. «Moi même, je n'ai pas encore tout compris, avoue le syndicaliste formé il y a tout juste un mois et demi. C'est très technique, il faut du temps pour tout comprendre. Il y a des gens très cartésiens qui s'adaptent tout de suite, et d'autres moins organisés, comme moi, qui ont du mal. Souvent les journalistes ne sont pas très organisés.»

L'arrivée de Newsgate a nécessité la création d'un poste dans chaque locale, celui d'éditeur. Le poste est occupé par d'anciens rédacteurs, dont les missions sont de relire les articles envoyés par les rédacteurs, tout au long de la journée, les enrichir de liens, les publier sur les différents supports. «C'est un secrétaire de rédaction 'plus plus', résume Christian Vincent, CFDT. Il doit aussi gérer les réseaux sociaux».

Des journalistes bi-médias

Désormais, à 11 heures, les rédactions locales annoncent sur internet le contenu des articles qui paraîtront sur papier le lendemain. «Ils le font dans les endroits où il n'y a pas de concurrence. Là-bas les réseaux sociaux nous permettent aussi de passer des appels à témoins», explique Christian Vincent.

Newsgate a aussi fait entrer la vidéo dans les locales de La Voix. «En début d'année, la grande majorité des journalistes a signé un avenant à son contrat de travail, qui fait d'eux des journalistes bi-médias.»

Par contre, le reverse publishing prôné par le groupe Rossel n'est pas encore en place partout. «La mise en place a été très différente d'une agence à une autre, constate Christian Vincent. Certains chefs d'édition sont ultra-perfectionnistes, voudront publier tout, tout de suite. D'autres sont beaucoup moins motivés. Dans les faits, la plupart des articles sont les mêmes sur papier et sur internet.»

Pour Christian Vincent, le logiciel choisi par Rossel est trop perfectionné. «On passe de la 2CV à la formule 1», résume-t-il, lui qui aurait préféré passer de la 2CV à la «berline». Pour lui, le pire est à venir en terme de charge de travail. «Nous n'en sommes qu'au début. Nous sommes dans une phase technique, d'appropriation de l'outil. Après nous monterons véritablement en puissance, avec de plus en plus d'interviews et de vidéos, prédit-il. Là, c'est véritablement l'inconnu».