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L'avenir (compliqué) de la BD se dessine à Amiens

Le 12 November 2013
Reportage commentaires
Par Fabien Dorémus

«C'est une demande des étudiants.» Voilà ce que commence par répondre Boris Eizykman lorsqu'on lui demande d'où est venue l'idée de créer une formation pour apprendre à faire de la BD à Amiens. Depuis la rentrée, cet enseignant-chercheur en esthétique à l'Université de Picardie Jules-Verne (UPJV) est co-responsable du tout nouveau Diplôme universitaire (DU) intitulé «Création de bandes dessinées».

La formation se déroule en deux ans. Elle est accessible à partir de bac+1 et s'adresse à des étudiants en formation initiale ou continue. Durant les deux ans de formation, les étudiants se pencheront sur l'histoire et l'esthétique de la bande dessinée, sur la situation économique du secteur, ils auront des cours d'anglais spécifiques et, bien sûr, s'exerceront lors d'ateliers pratiques.



Boris Eizykman, enseignant-chercheur et co-responsable de la formation.

La particularité de ce cursus? Le faible volume horaire de cours. Globalement, les étudiants n'ont cours qu'un seul jour par semaine pendant 24 semaines. Ce qui explique leur diversité au sein de cette première promotion: certains consacrent tout leur temps à cette formation, d'autres en parallèle poursuivent leur vie professionnelle ou un autre cursus scolaire.

Mais le diplôme universitaire reste aussi un diplôme local, sans reconnaissance nationale. «Au départ, on souhaitait mettre en place une licence professionnelle qui est un diplôme national mais on nous a dit que ce n'était pas possible, faute de financements», explique Boris Eizykman. L'Université de Picardie Jules-Verne a donc accepté de monter cette formation, à condition qu'elle ne lui coûte rien. «Le projet devait être autofinancé.» Donc financé par les étudiants. Combien payent-ils ? 952 € ( soit 476 € par an) en formation initiale, 4765 € en formation continue et 2000 € pour les demandeurs d'emploi. Chères études.

Un secteur en crise

Sur trente demandes, quinze étudiants ont été retenus sur dossier plastique et entretien. «L'idée, c'est qu'au bout de ces deux ans, ils soient capables de publier. Sachant que deux ans, c'est court, indique Boris Eizykman. Le plus important, c'est la motivation, l'engagement. Il en faut, parce que la BD, c'est difficile. C'est un secteur en crise.»

En 2012, plus de 5500 titres de bandes dessinées ont été publiés par quelques 300 éditeurs. C'est beaucoup. «Ça n'a jamais été aussi bien, ni aussi mal, lance Pascal Mériaux, directeur de l'association On a marché sur la bulle et co-responsable du DU «Création de bandes dessinée». Ces dernières années ont été très bonnes sur le plan qualitatif. Beaucoup d'excellents livres sont sortis. Mais dans le même temps le quota de merdes a explosé aussi.»



Pascal Mériaux, directeur de l'association On a marché sur la bulle.

Pourquoi cette augmentation du nombre de publication? Certainement parce que le neuvième art vient tout juste d'accéder à la maturité. «Jusqu'en mai 1968, globalement, la BD n'était destinée qu'aux enfants, retrace Pascal Mériaux. Elle s'est ensuite adressée aux adolescents avec des magazines comme Fluide Glacial ou Métal Hurlant.» Dans les années 1980, la BD s'adresse à un public plus large mais la plupart des publications sont très formatées. Les éditeurs choisissent de ne publier essentiellement que des bandes dessinées d'aventure, d'histoire ou de sexe.

«Tout va alors bien pour les éditeurs, jusqu'à la fin des années 1980.» C'est alors qu'une crise économique touche le monde de la BD. «Les gens ne voulaient plus toutes ces choses normalisées.» Mais les éditeurs restaient frileux à l'idée de sortir des sentiers battus.

Pour en sortir, des maisons d'éditions alternatives se montent, au tout début des années 1990, dont la plus célèbre reste l'Association. D'autres facettes de la BD sont alors explorées: le documentaire, l'autobiographie, l'expérimental, etc. Des genres qui restaient jusqu'à présent absents des rayons des librairies, à quelques exceptions près. «La BD a été décloisonnée», résume Pascal Mériaux.

La tête dans la bulle, les pieds sur terre

Un décloisonnement dont se sont emparés beaucoup d'éditeurs, d'où une augmentation de la production. Mais si le nombre de titres a augmenté, les auteurs ont bien du mal à gagner leur vie. Comme on pouvait le lire dans ce reportage BD du Télescope d'Amiens, près de 70% des auteurs ne parviennent pas à se dégager un Smic mensuel.

Cette réalité, les étudiants du nouveau DU «Création de bandes dessinées» doivent la connaître. Ça tombe bien, on ne les laissera pas dans l'ignorance. «Dans la formation, je suis là pour la dimension métier, explique Pascal Mériaux. Parler aux étudiants de la dimension économique, des contrats, des relations avec les éditeurs, des structures de médiation, etc.»

Un métier qui s'apprend

Mais une question reste en suspens: le métier d'auteur s'apprend-t-il ? Pour le directeur d'On a marché sur la bulle, cela ne fait aucune doute: la réponse est oui. Le métier s'apprend. «La BD, c'est une surécriture et une surlecture, avance-t-il. Cela exige une compréhension du texte, de l'image et des codes propres à la bande dessinée. C'est un métier très technique.» Par ailleurs, Pascal Mériaux indique que les interventions, durant la formation, d'auteurs aguerris vont a permettre aux étudiants de progresser significativement.

Progresser, voilà le désir de Nicola Costeux, l'un des étudiants. Il a 34 ans, il est graphiste freelance à Amiens. Ce n'est pas par manque de travail qu'il a intégré la formation BD. Mais plutôt pour partir à la recherche de ce petit truc qui, dit-il, lui manque pour faire une bonne BD. «Je ne sais pas trop ce que je cherche mais j'espère le trouver ici», sourit-il. Cela fait 8 ans qu'il fait de la bande dessinée, gagnant même un prix au festival de la BD d'Amiens il y a quelques années. Pour Nicola Costeux, être publié et tenter la carrière dans le monde de la BD reste «un rêve de gamin».

Une planche réalisée par Nicola Costeux.

Un rêve de gosse partagé par David Périmony, 26 ans. Diplômé d'infographie et multimédia, il n'a pas trouvé d'emploi au sortir de ses études. Pendant près de cinq ans, il a travaillé dans un centre d'appel d'Amiens, jusqu'à la fin 2011. «J'ai essayé de rebondir dans l'infographie mais le monde de l'infographie avait déjà bien changé depuis la fin de mes études. Je n'avais plus trop le niveau et le marché était en crise.»

Il envisage alors un virage à 180° et élabore un projet professionnel tourné vers la restauration. Jusqu'à ce qu'il entende parler du DU «Création de bandes dessinées». «Depuis gamin, je fais de la BD dans mon coin.» David Périmony est néanmoins bien conscient des difficultés qui l'attendent dans le milieu. «On est dans une époque où la vie active est tellement difficile, alors pourquoi ne pas tenter de vivre de son rêve?»



Une planche de David Périmony.

Si David Périmony est plutôt tenté d'explorer le thème du temps, de travailler sur des «BD expérimentales et des personnages torturés», le contenu du nouveau diplôme de l'UPJV ne le bridera pas. Pas question d'y imposer un style graphique, un genre. Chaque étudiant essayant juste de faire évoluer sa patte.

«La médiation a besoin de gens»

«J'essaye d'aller vers des choses moins autobiographiques, témoigne Leslie Dumortier, 22 ans. Jusqu'alors dans les BD que je faisais, j'avais plutôt tendance à raconter ma vie en mode Facebook, pour faire rire les gens.» Cette étudiante, qui n'a «pas spécialement l'objectif d'être publiée», est arrivée en fac d'arts d'Amiens un peu par hasard; elle s'y découvre des passions. Aujourd'hui elle suit le DU «Création de bandes dessinées» en même temps qu'un cursus plus classique en master d'arts plastiques.

Suivre deux formations en même temps n'est pas chose aisée. Pourtant, c'est aussi la situation qu'a choisie Lucio Merckaert-Ribeiro. Cet étudiant de 23 ans poursuit en parallèle une licence de mathématiques. «Je voulais être prof de maths mais j'ai toujours aimé le dessin.» Il avoue en ce moment se concentrer davantage sur les espaces inter-iconiques que sur les équations différentielles.

«Travailler pour des musées ou des galeries»

«Mais, au pire, je peux reprendre les maths après.» Espère-t-il être publié? «Je ne suis pas celui qui dessine le mieux ici, indique-t-il humblement. J'ai encore beaucoup de choses à apprendre. J'attendrai de trouver mon travail assez bon avant d'essayer d'être publié, dans cinq ou dix ans s'il le faut.»

Difficile d'être publié. «Surtout quand on est une fille», constate Tahani Mnaimne [la place des femmes dans l'univers de la bande dessinée sera d'ailleurs le sujet du prochain reportage BD du Télescope d'Amiens, à paraître ce samedi, ndlr]. Cette étudiante de 31 ans a une formation de régisseur.

Dernièrement, elle a travaillé en CDD au musée Boucher-de-Perthes d'Abbeville avant de voir son contrat non renouvelé. «Je vais essayer de travailler pour des musées ou des galeries de bandes dessinées; il en existe à Paris et à Bruxelles. Avec le DU ça me fera une légitimité, un plus pour travailler dans ce domaine par rapport à ma formation initiale.»



(de g. à d.) Leslie Dumortier, Nicola Costeux, David Périmony, Lucio Merckaert-Ribeiro et Tahani Mnaimne.

Selon Pascal Mériaux, de l'association On a marché sur la bulle, la difficulté du métier d'auteur commence à s'institutionnaliser: «En ce moment, les éditeurs ont l'air de préparer leurs auteurs à avoir un autre métier à côté. Être un artiste complet, ne vivre que de ça, c'est compliqué. Mais le monde de la médiation a besoin de gens.» Par exemple, dans le domaine scolaire -mais pas exclusivement- la bande dessinée peut être un moyen de «raccrocher ceux qui ont tendance à lâcher la lecture». Déjà un beau projet.

Dans l'œil du Télescope

La photo située en haut à droite de ces pages est un détail d'une planche de Nicola Costeux.