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L'affaire Elf sur les planches: un portrait de la République

Le 01 October 2013
Entretien commentaires
Par Rémi Sanchez A lire aussi

Jeudi 3 et vendredi 4 octobre, la Maison du théâtre d'Amiens accueille Nicolas Lambert pour sa pièce de théâtre Elf, la pompe Afrique. Le comédien s'y met en scène seul, interprétant des textes qui ne sont pas de lui.

Et pour cause, dans cette œuvre qui relate les relations entre l'entreprise Elf et les pouvoirs français et africains, tous les textes ont été extraits des audiences du procès Elf qui s'est tenu en 2003. À la barre, Loïk Le Floc-Prigent, Alfred Sirven et tous les autres protagonistes de ce procès.

La pièce dévoile un réseau complexe de détournements de fonds, de corruption de chefs d'États africains au bénéfice de partis politiques français. Par les interrogatoires des protagonistes, par la progression du procès, les faits apparaissent dans leur clarté et leur ampleur.

L'auteur était déjà venu présenter Avenir radieux, une fission française, le deuxième épisode de sa trilogie sur le pouvoir français, l'an dernier à la Maison du théâtre. Il a été invité cette année pour présenter Elf, la pompe Afrique, le premier épisode de cette trilogie, une pièce qu'il a écrite en 2003.

Le Télescope d'Amiens: Pouvez-vous résumer en quelques mots la pièce Elf, la pompe Afrique?

Nicolas Lambert: En résumé, c'est le procès Elf auquel j'ai assisté et que je raconte à travers ses protagonistes.

Au départ, comment vous est venue l'idée de parler de l'affaire Elf?

Il y a un certain nombre de sujets que je ne voyais pas traités au théâtre il y a dix ans.

À l'époque, le théâtre me semblait nombriliste. Voir un type sur scène qui parle de lui, de sa douleur, de ses sentiments ça me va pendant cinq minutes. Mais je trouvais dommage qu'on ne puisse pas traiter de tous les sujets au théâtre. Moi je voulais parler de la corruption, de l'absence de démocratie dans les choix importants de notre pays et de la finalité de ces choix.

Pour montrer ces problèmes de corruption de la République, de la façon dont elle s'arrange avec ses principes, je me suis dit que j'allais faire trois spectacles: un premier sur le pétrole, un autre sur le nucléaire et un troisième sur l'armement. J'avais prévu de faire cela sur trois ans, mais finalement j'y suis encore! [Elf, la pompe Afrique est sorti en 2004, Avenir radieux, une fission française est sorti en 2011 et le dernier volet est encore en écriture, ndlr.]

Je me suis intéressé au procès Elf et j'ai eu envie d'en faire quelque chose. Et puis j'ai eu l'idée du théâtre documentaire.

Qu'entendez-vous par théâtre documentaire?

Le documentaire, c'est le fait de présenter des documents. C'est une démarche qui existe dans les bouquins, en radio, au cinéma, à la télévision. J'en ai d'ailleurs déjà fait pour la radio. Je me suis dit que je pouvais utiliser le théâtre pour présenter des documents au public.

Le principe d'un documentaire c'est que ce n'est pas un pamphlet, ni une tribune. Je ne voulais pas modifier les textes parce que c'est le principe du genre. Bien entendu, il y a un choix dans les textes, une reconstruction. Mais la question que je me posais, c'est «Que peut faire le théâtre de ce matériau qu'est la réalité?».

Il s'agit de faire un théâtre qui répond à des demandes de compréhension de cette réalité. Le théâtre permet de développer, montrer la complexité. Il va permettre à celui qui regarde de se faire sa propre opinion. Mon avis, ma parole n'ont aucun intérêt, d'ailleurs j'interviens très peu, juste trois minutes à la fin, pour contextualiser. Mais la pièce doit permettre aux gens de se documenter et donc de se responsabiliser par rapport à ces sujets.

Vous disiez avoir fait des documentaires pour la radio. Pourquoi n'avoir pas choisi cette forme pour traiter l'affaire Elf?

De fait, cela avait été ma première idée. Mais pour faire un documentaire radio, il faut un support de diffusion, et surtout des moyens. Qui financerait un journaliste pour assister à quatre mois d'audience? J'en ai vu des journalistes, à l'audience. Il n'y en avait que six ou sept pour couvrir un procès qui met en péril la République.

Il y a donc cette question du temps à y passer, et aussi le fait que peu de médias ont envie de parler de ce genre de choses qui concernent les grands groupes industriels. Et la raison de cela, c'est qu'il y a de plus en plus de médias qui appartiennent aux groupes industriels.

Dans l'idée du documentaire radio, je pensais à réinterpréter, comme je le fais aujourd'hui dans le spectacle, les comptes-rendus d'audience. Mais j'avais aussi l'idée de faire une fiction avec ces personnages que je voyais: Loïk Le Floc-Prigent, Alfred Sirven, etc., un spectacle autour de la prison. Au fur et à mesure, pendant les audiences, je me rendais compte qu'il n'y avait pas besoin de faire une fiction, il y avait tout dans ce procès, tout ce qu'il faut pour raconter une histoire: de l'humour, du drame, de la passion...

Vous faites revivre un procès de 2003 qui concerne des pratiques qui se sont déroulées au XXe siècle. Trouvez-vous encore de la pertinence à jouer votre pièce, aujourd'hui?

J'ai tourné récemment dans un D'Artagnan, qui est autrement éloigné de nous. Et Cyrano ou Shakespeare ont encore des choses à nous dire.

Mais par rapport au côté documentaire, aux faits décrits dans le procès, aux personnages en cause, cela peut apparaître lointain.

Quand j'ai commencé on me disait: «La Françafrique, qu'est-ce que c'est que ça? Cela n'existe pas, qu'allez-vous imaginer avec votre théorie du complot?». J'avais même rencontré François Hollande qui m'avait dit qu'il était, à ce moment-là, trésorier du PS, et qu'il aurait su si les partis politiques se finançaient en Afrique.

Aujourd'hui, on est passés directement de ce «ça n'existe pas» à «ça n'existe plus». Je trouve qu'on a eu une façon troublante de tourner la page. Il n'y a pas eu de remise en question.

C'est pour cela que je trouve qu'il y a toujours la même pertinence à montrer le système, à le raconter par l'intermédiaire des personnages qui le créent et le portent. Il faut savoir à quoi ça ressemble, ne pas faire l'autruche en pensant que «cela n'existe plus».

Avez-vous rencontré les accusés au moment de créer la pièce?

Non, pas du tout. Par contre, certains juges sont venus voir la pièce et l'ont appréciée. D'ailleurs l'intérêt de la pièce c'est aussi de montrer la difficulté que peut avoir la justice devant la machine financière ou la machine criminelle d'État. Les moyens de la justice sont tellement ridicules qu'il est compliqué de démontrer une malversation.

On appuie sur Enter et, en une fraction de seconde, des sommes faramineuses d'argent transitent vers Jersey, vers le Luxembourg, la Suisse, etc. Quand, à la fin, ces sommes atterrissent en France pour financer une campagne présidentielle, il faut des dizaines d'années d'enquête pour le démontrer.

La machine à blanchiment fonctionne à bloc, elle est de plus en plus difficile à percevoir. La justice est très lente, comme elle doit être rigoureuse et ne pas se tromper, elle évolue dans des temps qui sont complètement différents. Et elle est surtout très locale. S'il n'y avait pas eu de juge suisse pour enquêter, il n'y aurait pas eu d'affaire. S'il n'y avait pas eu l'acharnement du pôle financier du tribunal de Paris, que Nicolas Sarkozy n'a eu de cesse d'affaiblir pendant son mandat, il n'y aurait pas eu d'affaire non plus.

Vous jouez régulièrement votre pièce depuis neuf ans. La réaction du public est-elle différente, aujourd'hui?

Il y a une difficulté. C'est que les sommes d'argent détournées paraissent, aujourd'hui, ridicules.

Mais souvent, les gens qui viennent me voir me disent leur étonnement devant le système de corruption mis en place: «Je ne pensais pas que c'était à ce point». Cette prise de conscience est importante. Moi, au travers des personnages que j'interprète, j'essaie de mettre de la chair: comprendre les humains permet de comprendre le système. Il ne s'agit pas de m'acharner contre Loïk Le Floc-Prigent ou les autres. Leur culpabilité n'est pas grave. L'essentiel, c'est de savoir au service de qui ils étaient.

J'aimerais que le public se demande si, aujourd'hui, nous sommes dans des conditions pour changer cela. En cela, je crois que ce qu'on voit dans ce procès résonne toujours.

Où en est l'écriture de la dernière pièce de votre trilogie?

J'aimerais rester dans l'idée du théâtre documentaire. Mais l'armement c'est un vaste dossier, et il s'agit de ne pas me planter. C'est un domaine qui a évolué assez vite, par ailleurs.

L'idée de base, c'était d'avoir trois outils, trois «valises» dans mes mains, pour dresser un portrait de la cinquième République. Avec le pétrole, avec le nucléaire, avec la vente d'armes, exposer les faits aux gens pour se demander: «Voilà, maintenant on sait, qu'en fait-on?». J'essaie de lutter contre cette tendance légitime à vouloir faire l'autruche devant des sujets aussi peu reluisants. Mon message c'est qu'il ne faut pas laisser les gens de pouvoir s'en occuper, encore moins quand c'est en notre nom qu'ils le font.

Dans l'œil du Télescope

J'ai pu m'entretenir avec Nicolas Lambert par téléphone, vendredi 27 septembre. La photo utilisée m'a été fournie par le service de presse de La Maison du Théâtre. Crédits: Benoît Acton.