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Grande et petites histoires du moulin de Saint-Leu

Le 27 December 2012
Enquête commentaires
Par Fabien Dorémus A lire aussi

Une ruine. Voilà ce qu'il reste du moulin Passe-Avant, situé au 186 rue Saint-Leu à Amiens. La toiture, en très mauvais état, a même dû être en partie bâchée en attendant mieux. Heureusement, le mieux arrive. Car à la fin de l'année prochaine, le moulin sera totalement rénové. Coût total de l'opération: 500 000 euros TTC.

Et c'est essentiellement Amiens métropole qui va mettre la main à la poche, aidée en cela par la Direction régionale des affaires culturelles (Drac), qui va participer à hauteur de 140 000 euros, et par du mécénat privé pour un peu plus de 40 000 euros.



Le moulin Passe-Avant, rue Saint-Leu à Amiens.

Pourquoi rénover ce petit bâtiment de 40 m² ? «Parce qu'il a localement une double valeur: il est symbole du travail des Amiénois et symbole de la prospérité économique de la ville», explique Xavier Bailly, le passionné directeur du patrimoine de la métropole. Pour bien comprendre l'enjeu qui entoure la rénovation du bâtiment, il faut remonter dans le temps. Assez loin, au XIe siècle.

Les premières archives relatant l'existence du moulin datent de l'an 1077. Il aurait été construit au siècle précédant mais les historiens ne sont pas formels.

En 1077, donc, le comte Guy Ier de Ponthieu fait don d'une douzaine de moulins amiénois à l'évêché d'Amiens. L'évêque devient maître des eaux, acquérant avec les bâtiments les droits de juridiction et de voirie sur la Somme



Xavier Bailly, directeur du patrimoine d'Amiens métropole.

Ce qui veut dire que, désormais, dès que quelqu'un voudra pêcher dans le fleuve, chasser le cygne (très courant à l'époque), voguer sur l'eau ou utiliser l'énergie hydraulique, il faudra en demander l'autorisation à l'évêché et lui verser une taxe. «L'évêque devient alors une sorte de PDG à la tête d'une holding dont les chanoines seraient les administrateurs», illustre Xavier Bailly. Des droits conséquents qui exigent aussi quelques devoirs, dont celui pour le chapitre [assemblée de religieux, ndlr] de la cathédrale d'Amiens d'entretenir les berges du fleuve.

Après 1077, les historiens perdent la trace du moulin. Jusqu'en 1528, date à laquelle des documents prouvent que le bâtiment a été reconstruit. À tel point qu'il «est maintenant considéré comme emblématique de l'architecture du début du XVIe siècle», se réjouit le directeur du patrimoine. Le moulin Passe-Avant, qui doit son nom à la priorité qu'avait sa roue sur celle du moulin voisin – le Passe-Arrière – situé quelques dizaines de mètres en aval – est alors reconstruit sur quatre niveaux en bois et en torchis.

Symbole du pouvoir économique dans la ville

Pour Xavier Bailly, le moulin doit être placé au même rang de valeur historique que la cathédrale, le beffroi et la citadelle d'Amiens. «Chacune de ces constructions est la représentation d'un pouvoir. Le pouvoir communal pour le beffroi, le pouvoir royal pour la citadelle, le pouvoir épiscopal pour la cathédrale et le pouvoir économique pour le moulin.»

Au gré des besoins, le moulin servira à fabriquer de la farine, de la moutarde ou sera utilisé dans l'industrie textile jusqu'aux années 1970. À cette époque la puissante roue à aube du moulin s'effondre. Un symbole, encore. Mais cette fois-ci, celui de la fin de l'industrie textile dans nos contrées. «Aujourd'hui, toute une friche industrielle se trouve derrière le moulin», rappelle Xavier Bailly.



Vue de la partie haute du moulin.

À l'abandon, le Passe-Avant dépérit. Jusqu'à ce qu'une association, Le Bel Amiens, prenne les choses en main dans les années 1980. «Ils ont assuré  le sauvetage du moulin avec des moyens parfois dérisoires!» L'association rachète la partie supérieure du moulin, la cage, à l'entreprise voisine Benoît, spécialisée dans la teinturerie qui en garde la propriété foncière, et rénove une partie de la bâtisse.

Et en décembre 1986, le moulin est classé aux monuments historiques. Ce qui permet à l'État, au travers de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac), de financer le projet de rénovation à hauteur de 140 000 euros. «Un monument historique est placé sous la protection de l'État, explique le directeur du patrimoine, qui doit assurer un soutien technique, scientifique et parfois financier.»



On distingue la roue à aube, immobile, dans la partie basse du moulin.

Mais retournons dans les années 1990. Des projets commencent à se monter autour du moulin. L'association Bleu de cocagne, créée en 1997, envisage d'y organiser des ateliers autour de la teinturerie. Seulement, pour que ces ateliers puissent exister, il faut un accès à l'eau de la Somme. Un accès qui se fait à l'arrière du moulin grâce à une toute petite parcelle de terrain triangulaire.

Problème: l'entreprise Benoît qui en est toujours propriétaire ne souhaite pas vendre son lopin de terre. Elle veut conserver un accès vers l'eau pour son propre usage. Le projet de l'association Bleu de cocagne tombe à l'eau.

Ouvrir au public ? Pas simple.

Il faudra attendre l'année 2007 et la fin des activités de l'entreprise Benoît pour qu'Amiens métropole réussisse à racheter la totalité du moulin, foncier compris. «Un combat de 10 ans», raconte Xavier Bailly, directeur du patrimoine.

Toute la bâtisse appartient donc à la métropole. Toute ? Non ! Car la parcelle menant à l'eau résiste encore et toujours à l'achat. Quoiqu'il en soit, les élus ont validé le sauvetage du moulin pour 500 000 euros. À ce prix là, l'intérieur ne sera pas rénové. «Nous savons que pour des aménagements intérieurs, il faudrait 300 000 euros supplémentaires.» Ce sera peut-être pour plus tard, si un projet d'utilisation voit le jour.



Le moulin vers 1850 (© Aimé et Louis Duthoit, Vue du moulin Passe-Avant. Collection du Musée de Picardie.)

Et ce n'est pas gagné. L'exiguïté du lieu rend difficile les travaux nécessaires à l'accessibilité aux personnes handicapées en cas d'ouverture au public. Par ailleurs, le moulin donne directement sur la rue Saint-Leu où la circulation de véhicules est parfois dense, avec les problèmes de sécurité que cela comporte.

Les élus de la métropole ont également décidé de lancer une souscription en septembre 2009. L'idée est de permettre à la population de s'impliquer dans le projet en faisant un don. La souscription populaire a permis pour le moment de réunir 16 000 euros. «La souscription dure jusqu'à la fin des travaux», rappelle Corinne Steffens, chargée de mission à la Fondation du Patrimoine de Picardie.



Le moulin, aujourd'hui.

Qui sont les sympathiques donateurs? «Nous avons tous les profils, explique Olivier Péron, délégué départemental (et bénévole) à la Fondation du patrimoine. Certains n'ont donné que 10 euros.» Quelles sont leurs motivations ? Difficile à dire. «Il y a forcément un intérêt pour le patrimoine, note Olivier Péron, mais l'aspect défiscalisation n'est pas négligeable.»

Les appels d'offre sont lancés

La Fondation du patrimoine a la capacité d'émettre des bons de défiscalisation (66% du don). Par exemple, un don de 1000 euros donne droit à une défiscalisation de 660 euros. C'est d'ailleurs plutôt à la fin de l'année, au moment de payer les impôts, que la Fondation du patrimoine reçoit le volume de dons le plus important.

Les entreprises peuvent également participer au financement de la rénovation du moulin Passe-Avant. Elles aussi ont droit à la défiscalisation. L'entreprise Quille à Amiens a ainsi donné 5 000 euros. Mais c'est la société d'assurance CGPA qui a fait le plus gros don : 25 000 euros. Cette entreprise a d'ailleurs signé une convention de mécénat avec la Fondation du patrimoine en juin 2011. Elle s'engage ainsi à financer, chaque année et pendant trois ans, un certain nombre de projets de rénovation partout en France.

Pour l'année 2012, la CGPA a financé treize projets, dont un seul en Picardie, celui du Passe-Avant. «Nous sélectionnons les projets qui sont vraiment symboliques d'une ville ou d'un village», indique Altaïr Grumbach, responsable projets et communication à la CGPA. Combien cette entreprise débourse-t-elle chaque année dans le mécénat ? «Ce n'est pas un chiffre sur lequel nous communiquons.»



Altaïr Grumbach (CGPA) et Olivier Péron (Fondation du patrimoine).

Les travaux devraient commencer fin 2013 pour le moulin de Saint-Leu. L'heure est pour l'instant aux appels d'offre. Quatre lots ont été lancés: pour la charpente (60% de taux de remplacement), la toiture (en tuiles plates), la maçonnerie (torchis), et pour la menuiserie et serrurerie. Notons qu'actuellement la toiture est recouverte d'ardoises car au moment de la précédente rénovation du toit, la charpente n'aurait pas supporté le poids des tuiles. Des ardoises, plus légères, ont donc été posées.

«C'est un chantier aux contraintes nombreuses, avertit Xavier Bailly. Pour un monument historique, c'est petit, et nous avons un haut niveau d'exigence.» D'où la crainte de ne pas avoir suffisamment de réponses favorables de la part des entreprises. L'avenir nous le dira. Le vieux moulin en a vu d'autres.