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Franck Lepage: «Le phénomène nous échappe»

Le 23 January 2014
Entretien commentaires (1)
Par la rédaction du Télescope

On connaissait le stand-up comique, spectacle dans lequel un humoriste s'adresse directement aux spectateurs sans composer de personnage. On connaissait aussi les conférences interminables du philosophe Michel Onfray sur France Culture. Au début des années 2000, Frank Lepage, ancien chargé de la culture à la fédération française des Maisons des jeunes et de la culture (MJC), a décidé de mélanger le tout pour créer un nouveau genre de spectacle : la Conférence gesticulée.

Le concept connaît un franc succès. Des centaines de milliers de visionnages sur Youtube, mais surtout une quarantaine de «gesticuleurs» formés chaque année par la Société coopérative et participative (Scop) Le Pavé, basée en Ille-et-Vilaine, fondée entre autres par Frank Lepage.

En compagnie de son compère Gaël Tanguy, Franck Lepage présentera ce soir à la MJC de Rivery le cinquième opus de sa série Inculture(s), consacré au concept de travail. Entretien.

Ce soir vous allez parler du travail, après avoir parlé, dans les précédents opus de votre spectacle, d'éducation populaire, de politique énergétique ou même de culture. L'idée des Conférences gesticulées, c'est d'aborder des sujets très sérieux en évitant de s'ennuyer ?

C'est de la vulgarisation de sujets qui demandent à être élaborés de façon complexe. Le but, c'est d'éviter de s'en tenir aux idées faciles véhiculées par les partis politiques. Je pense notamment au Front national qui pourrait vous dire «3 millions d'arabes, 3 millions de chômeurs». Pour démonter l'idée simple que l'on devine derrière ce slogan, il faut expliquer comment fonctionne le marché du travail. Il faut faire de l'éducation populaire, que l'on fait de moins en moins en France.

Vous passez notamment trois-quarts d'heure à décortiquer une fiche de paie.

Gaël Tanguy [son partenaire sur scène, ndlr] faisait ça en formation syndicale lorsqu'il était syndicaliste. Il savait le faire, alors nous l'avons récupéré pour le spectacle. Le départ du spectacle, c'est juste un centre social qui nous avait sollicité pour faire de l'éducation populaire sur le thème du travail.

De qui vous inspirez-vous? De comiques, d'auteurs ?

Ce n'est pas un spectacle, il n'y a pas de mise en scène comme au théâtre. C'est une adresse directe au spectateur. On parle de ce que l'on connaît. Dans le spectacle, l'idée d'utiliser une brouette vient d'une conférence très sérieuse de Bernard Friot [économiste français qui défend l'idée d'un «salaire à vie», ndlr] qui s'énerve à un moment et dit : «L'épargne, ce n'est pas une brouette que l'on remplit». On l'a récupérée pour notre conférence.

Dans votre Scop, vous formez également des gens à se produire sur scène.

Aujourd'hui nous sommes submergés de demandes de personnes qui veulent faire des Conférences gesticulées. On a déjà formé cent personnes ! Quand ils voient ce que l'on fait, les gens se disent : «Je suis capable de le faire. Il y a des choses qui m'énervent dans mon travail. Il n'y a pas besoin de faire des années de théâtre.»

Vous êtes également très populaire sur le web.

La séquence des petits papiers (voir ci-dessous), quelqu'un s'est amusé à couper la scène et à la mettre sur Youtube. Rapidement, 100 000 personnes l'avaient vue. Aujourd'hui on doit en être à 400 000. Du coup, nous nous sommes dit : «Et si on parlait de la supercherie du problème des retraites». On a coupé le passage, on l'a mis sur Youtube et en quelques semaines, 800 000 personnes l'avaient vu. Ce phénomène nous échappe complètement.

Cela change-t-il le profil du public qui vient vous voir ?

C'est en train de changer. Au début, c'était des soixante-huitards, barbus, militants, qui savaient de quoi je parlais. J'ai fait récemment une Conférence à Beaubourg, la salle était remplie entièrement de jeunes, d'étudiants. Beaucoup de gens amènent leur famille après s'être pris une claque lors d'une conférence. Et là on récupère des publics plus populaires. Ça marche.

Les chiffres de ce succès ?

Chaque année, nous sortons une quarantaine de nouvelles Conférences gesticulées. Moi j'ai joué près de 450 fois la conférence «Inculture(s) 1». Avec une moyenne de 100 spectateurs par spectacle, ça fait presque 45 000 personnes. Il y a un vrai appétit pour cette forme, qui nous vient simplement de l'envie d'apprendre. Nous avons tous eu un bon prof un jour, qui nous a donné envie.

Inculture(s) 1

C'est vous ce bon prof ?

Il y a quelque chose du bon prof dans les conférences gesticulées. C'est très didactique, il s'agit de comprendre des choses assez compliquées, c'est toute la différence avec Dieudonné. S'il veut s'y mettre, il va falloir qu'il se mette à bosser sérieusement l'histoire de la colonisation. C'est un exercice exigent.

Dans la conférence que vous donnez ce soir, vous expliquez comment libérer le travail. Ça veut dire quoi ?

En fait, nous faisons une distinction, qui a l'air subtil mais qui est fondamentale, entre l'emploi et le travail. Cela rejoint l'idée que nous défendons d'un salaire universel, qui ne serait pas lié à un emploi, mais à une qualification. Nous fonctionnons déjà avec un niveau salaire garanti pendant la vie professionnelle, puis la retraite, et l'économie s'en porte très bien.

Dans votre spectacle, vous expliquez comment vous avez libéré votre travail. Vous parlez de la Scop - Société coopérative et participative - dans laquelle vous travaillez. En quoi êtes-vous libre dans cette Scop ?

On choisit ce que l'on veut. Nous sommes extrêmement sollicités parce que nous apportons une forme de radicalité et d'intelligence dont les gens sont demandeurs. Le paradoxe, c'est que nous n'avons jamais été aussi libres que depuis que nous n'avons plus de subventions. Ou plutôt depuis que nous dépendons de celles des autres [des associations qui font appel à sa Scop, ndlr].

En quoi est-ce un paradoxe ?

Les subventions publiques qui étaient une libération dans les années 70 sont devenues depuis 1983, l'arrivée au pouvoir des socialistes et les politiques de subventions sur la base de projet, un instrument d'aliénation.

Le seul inconvénient de notre mode de fonctionnement, c'est que nous courrons après les actions pour nous financer. Nous intervenons ponctuellement à la demande d'associations, mais nous n'avons pas de travail à long terme. La solution consisterait à avoir des subventions sans projet, des subventions de fonctionnement. Mais elles ont disparu, il faut donc les reconquérir.