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Des vaches sans prairie: une pratique courante en Picardie

Le 22 August 2012

Dans le projet de ferme géante proposé par Michel Ramery, les vaches ne brouteront jamais un carré d'herbe de leur vie, elles ne gouteront pas au grand air. L'idée peut surprendre les moins avertis, mais c'est pourtant courant : «C’est le cas de beaucoup d’élevages laitiers depuis longtemps», explique Jean-Michel Bonczak, vétérinaire et directeur du GDS de la Somme, une association chargée de la veille sanitaire des élevages de la région. On appelle ça le «zéro-pâturage». Au lieu de sortir en pâture du printemps à l'automne, les vaches laitières restent à l'intérieur des étables, toute l'année. Au lieu de laisser les vaches se nourrirent elles-mêmes, ce sont les éleveurs eux-même qui leur apportent les fourrages – souvent du maïs - qu'ils ont récoltés et stockés ou parfois seulement achetés.

«Combien y a-t-il d'exploitations où les vaches ne sortent jamais dans la région ? Je ne peux pas dire exactement. Peut-être 20%», estime Emmanuel Beguin, responsable régional à l'Institut de l'Elevage. «Mais il y en a déjà, et techniquement ça fonctionne.» «Techniquement, ça fonctionne». Comprendre: le lait est produit à un coût raisonnable, qui permet de rémunérer l'éleveur et dans le respect de la réglementation bien-être.

Mais pour les habitants de Drucat et Buigny-Saint Maclou, près d'Abbeville, qui ont découvert, l'été dernier, le fonctionnement du «projet des 1000 vaches», c'est visiblement moins raisonnable. Les réactions ont été vives: «élevage concentrationnaire», «vaches en batterie», «emprisonnées à l'année dans des conditions de vie contraires à leurs besoins physiologiques naturels». L'opposition est frontale ! Pour eux, on marche sur la tête.


A Drucat, un panneau affiché devant la propriété d'un éventuel riverain de la ferme des «1000 vaches».

L'association de riverains Novissen, qui réunit 1800 adhérents, ne se contente pas de s'offusquer, elle s'approprie la littérature scientifique pour critiquer les effets du zéro-pâturage sur la santé des vaches : «La recherche scientifique indique clairement qu'un accès limité voire inexistant à des enclos extérieurs a un effet néfaste sur la santé et le bien-être des vaches laitières», explique le site de l'association, qui s'appuie sur un rapport de 2009 de l'Efsa, l'Autorité européenne de sécurité des aliments.

Mauvais pour les vaches ? Les scientifiques réservés

Que dit ce rapport, une longue synthèse sur la santé et le bien-être des vaches laitières? Effectivement qu'un grand nombre d'études montre que «les vaches laitières qui ont accès au pâturage sont en meilleure santé». Les auteurs concluent également que le zéro-pâturage augmente la probabilité que les vaches ne contractent certaines maladies.

Ses conclusions sont très prudentes. L'interdiction du zéro-pâturage serait-elle globalement bénéfique pour les troupeaux ? «Il est difficile d'évaluer l'effet de l'accès au pâturage sur la santé et le bien-être des vaches laitières » Les scientifiques se gardent de toute préconisation : «Il ne faut pas supposer que faire pâturer des vaches améliorera automatiquement leur bien-être, ou qu'un niveau élevé de bien-être ne peut pas être atteint en zéro-pâturage.» 

Difficile de comprendre exactement ce qui cloche dans le «zéro-pâturage» pour ces férus de zootechnie. Pourquoi les vaches se porteraient-elles moins bien dans un bâtiment que dans une prairie? Comment le progrès technique (ventilation, litière...) ne viendrait-il pas à bout, demain, des quelques problèmes sanitaires rencontrés aujourd'hui?

Pour le directeur du GDS de la Somme, vétérinaire de profession, il y a peu de choses à reprocher au zéro-pâturage: «Seul le type de sol (dans l'étable, ndlr) influe sur la santé du pied». Et de conclure: «Il est sans doute plus agréable d’habiter une grande maison à la campagne que le dernier étage sans ascenseur d’une barre de cité, mais ne soyons pas anthropomorphes!»

A côté de leurs collègues producteurs de porcs ou de volailles, les éleveurs laitiers ont encore une bonne image auprès des citoyens. Nul doute qu'ils souhaitent la préserver: «Le projet des 1000 vaches dégrade l'image de la production laitière pour les consommateurs», regrette Emmanuel Béguin. «Voir des vaches qui ne sortent pas avec une telle dimension de cheptel, ça heurte la sensibilité des consommateurs.»

Pour couper court à la controverse, Emmanuel Beguin propose un compromis, le modèle laitier hollandais: «Aux Pays-Bas, les éleveurs sont sur des logiques intensives et des troupeaux plus grands que nous, en moyenne à 100-150 vaches - et nous allons vers ces modèles dans notre région -. Mais ils imposent que les vaches sortent dehors, qu'il y ait encore de la prairie, afin de maintenir une bonne image auprès des consommateurs. Même si cela ne veut pas dire que l'alimentation soit basée principalement sur le pâturage.»

Dans l'œil du Télescope

Seules la filière Bio et certaines AOP ont prohibé le «zéro-pâturage» au sein de leur cahier des charges.

Emmanuel Béguin a été interviewé dans les locaux de la Maison de l'agriculture de la Somme, au début du mois d'aout.

Jean-Michel Bonczak a répondu à nos questions par mail.