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«Des gens me disaient “retourne dans ton pays”»

Le 29 January 2013
Entretien commentaires
Par Fabien Dorémus

Jacques Saurel reviendra au collège Édouard-Lucas le 4 mars.

C'est la police française qui a arrêté Jacques Saurel, 11 ans à l'époque, et sa famille. C'était le 2 février 1944. «Ce soir-là, ils nous ont dit que c'était pour une simple vérification de papiers. Mais on savait ce qui nous attendait.». Emmenés dans un commissariat parisien, le petit Jacques, sa mère, ses deux sœurs et son frère, seront internés pendant trois mois au camp de Drancy avant d'être déportés en Allemagne, au camp de concentration de Bergen-Belsen. Ils en reviendront vivants en 1945. Tout comme son père, engagé dans l'armée française en 1939 et rapidement fait prisonnier de guerre au fin fond de l'Allemagne. Une chance que n'auront pas eu ses oncles et tantes, jamais revenus des camps de la mort.

Déportés parce qu'ils étaient d'origine juive. Sa famille ayant migré de Pologne dans les années 1920. «Jusqu'au début de 1940, je n'avais jamais entendu ce mot, “juif”, explique Jacques Saurel. Il faudra qu'arrive une guerre pour que j'apprenne que j'appartenais à une certaine catégorie de personnes.» C'est sa mère qui devra lui expliquer pourquoi les lieux publics, comme la piscine, lui étaient désormais interdits.

Enfant, Jacques Saurel, se heurtera aux injures proférées par une partie des Français, décomplexés par la collaboration et les lois antisémites du gouvernement de Vichy. «On me disait “sale juif”,“youpin” quand je passais dans la rue. Certains disaient : “Retourne dans ton pays”. Et moi, je ne comprenais pas, j'étais né à Paris».



L'ancien déporté face aux élèves, attentifs.

C'est cette sombre histoire de France que l'ancien déporté raconte aux jeunes depuis une dizaine d'années, après des décennies de silence. Jeudi dernier, il a donné une conférence à deux classes de troisième du collège Édouard-Lucas. Un établissement dans lequel il reviendra le 4 mars. Entretien.


Le Télescope d'Amiens : Au sortir de la guerre, parliez-vous avec vos proches de ce qui s'était passé dans les camps ?

Jacques Saurel : Après la guerre, tout le monde dans ma famille s'est enfermé dans le mutisme. Silence complet. Durant ces années, seuls quelques dialogues avec mon père m'ont rappelé à la guerre, lorsqu'il racontait son expérience dans le stalag [camp de prisonnier, ndlr]. Mais ces échanges en famille étaient extrêmement rares.

Vous avez choisi de changer de nom en 1963. De remplacer Szwarcenbergh par Saurel. C'était par peur du retour de la barbarie ?

Non, ce n'était pas cette crainte. Il n'était pas pensable pour moi qu'une telle horreur puisse un jour recommencer. En réalité, j'ai fait changer mon nom par souci de protection de mes enfants, pour éviter qu'on ne les embête parce qu'ils portent un nom à consonance étrangère.

Aujourd'hui vous faites de nombreuses conférences. Qu'est-ce qui vous a fait prendre la parole ?

Il n'y a pas eu un seul déclic mais un ensemble de petits événements déclencheurs. Ça a commencé en 1996 au cimetière du Père-Lachaise à Paris. À l'occasion d'une cérémonie d'inauguration du monument à la mémoire des déportés de Bergen-Belsen. J'y ai retrouvé des camarades déportés et nous avons fondé une amicale. Nous nous sommes alors revus et d'après mon épouse, c'est moi qui avait gardé le maximum de souvenirs. Elle m'a dit : «Tu réveilles la mémoire de tes amis.»

D'où l'idée d'écrire ?

Mon épouse m'a incité à en parler à nos enfants. Je ne les ai pas élevé dans cette histoire. Je me suis donc mis à écrire. Un tapuscrit est né. On m'a dit que c'était intéressant, alors il a fini par être édité [à 1000 exemplaires, ndlr].

Mais vous ne donniez alors toujours pas de conférence ?

Un jour, je me suis rendu à la maison d'Izieu avec des amis. C'est entre Lyon et Grenoble. Cette maison a été le refuge de dizaines d'enfants juifs avant qu'ils ne soient déportés. Quand j'étais dans le camp de Drancy, j'avais vu arriver une quarantaine d'enfants. Ça m'avait marqué. Plus tard, j'ai compris que c'étaient les enfants d'Izieu. Je suis certainement l'un des derniers à les avoir vus vivants. J'ai dit à mes amis : «On a la chance d'être revenus, il faut qu'on parle de ces enfants». Et au début des années 2000, un lycée m'a demandé de dire quelques mots à propos d'eux. C'est comme ça que, petit à petit, ça a commencé.

Est-ce toujours une épreuve que de parler de votre parcours ?

Oui, toujours. Vous pourrez demander à ma femme, 48 heures avant une conférence j'ai toujours du mal à manger, je ne dors pas. J'ai toujours peur de rester sans voix.

Votre manière de raconter a-t-elle évolué avec le temps ?

Selon les jeunes que j'ai en face de moi, ce n'est jamais la même chose. Pour attirer l'attention de certains, il faut davantage parler de tel ou tel détail. Mais mon histoire n'a pas changé. Je me garde bien d'ajouter des choses qui ne m'appartiennent pas.


[vimeo 22276678 Conférence de Jacques Saurel dans un lycée d'Ardèche en 2010]

Votre public est toujours composé de jeunes ?

Oui, je fais des conférences dans les collèges et lycées. J'en ai fait une devant des jeunes apprentis, tailleurs de pierre. Ça m'a permis de leur dire qu'on pouvait se construire dans un métier manuel [Jacques Saurel a travaillé dans le prêt-à-porter puis la coiffure, ndlr]. Je suis intervenu aussi en école de police pour faire connaître aux jeunes ce qu'avait pu être le comportement de la police pendant l'occupation. À l'époque, il y avait de trois types de policiers : ceux qui faisaient leur job, ceux qui faisaient du zèle, et ceux qui résistaient.

Que pensez-vous apporter à ces jeunes ?

Je n'ai pas d'ambition de résultat. Il s'agit juste de témoigner d'une époque. S'il en ressort quelque chose de positif, tant mieux.

La société actuelle est-elle moins raciste ?

Les problèmes restent les mêmes. Je suis profondément déçu de l'humanité. Aujourd'hui encore des enfants meurent en Syrie, on en parle peu et ça me rend malade. Les victimes sont souvent des enfants qui n'ont rien demandé. Dans mon for intérieur, je suis plutôt pessimiste. Mais ça, j'évite de le dire aux jeunes.