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«Concevoir une ville qui produit de la sécurité»

Le 04 April 2013
Entretien commentaires (5)
Par Rémi Sanchez

La ville d'Amiens a créé son propre service de prévention situationnelle en 2010. Portée par l'adjointe au maire Émilie Thérouin et l'ancienne policière municipale Mireille Bétourné, la mission prend ses marques et cherche à imposer sa voie au milieu des acteurs de la sécurité et de l'urbanisme.

Rencontre avec les deux protagonistes du service pour mieux comprendre les objectifs et les moyens de la prévention situationnelle dans la ville.

Le Télescope d'Amiens: Quels sont les objectifs de la prévention situationnelle à Amiens?

Émilie Thérouin: L'objectif c'est d'éviter, de décourager le passage à l'acte délinquant. La sécurité est une demande des habitants. Quand vous assistez à des réunions publiques, très vite ça va partir sur le manque de propreté ou sur un passage piéton qui ne serait pas suffisamment éclairé ou entretenu. Les gens nous disent «je ne me sens pas bien» et, notamment, les femmes.

La demande de sécurité n'est pas forcément liée à ce qu'on entend comme délinquance. Ce n'est pas lié à des faits ou à une victimation [le fait de subir une atteinte, matérielle, corporelle ou psychique, ndlr], mais cela concerne plus directement l'état de propreté, le manque d'entretien, d'éclairage, des matériaux qui créent du bruit, etc. Les habitants nous le traduisent comme une demande de sécurité.

Notre rôle est donc de prévenir la délinquance et d'assurer la qualité et l'entretien des espaces publics. Pour cela on tente de sensibiliser les partenaires de la construction. On peut aussi intervenir dans le suivi de chantier, pour aider tel ou tel bailleur social à mener à bien, en sécurité, son chantier. On essaie d'intervenir, en amont, pour ne pas avoir à corriger, par la suite, par des travaux supplémentaires et coûteux.

Mireille Bétourné a travaillé pendant 20 ans dans la police municipale d'Amiens. Après y avoir fini chef de service, elle a postulé pour la mission de prévention situationnelle de la mairie.

Le Télescope: Qu'est-ce qui vous intéressait dans la mission?

Mireille Bétourné: Quand j'étais dans la police municipale, mon réflexe avait toujours été de me demander si, à tel endroit, je me sentirais en sécurité. J'ai aussi travaillé sur les marchés de plein vent où l'on peut échanger avec les riverains, les habitants, les usagers. Ils viennent vers vous et rapportent des inquiétudes, des problèmes.

En îlotage [surveillance d'une zone urbaine, ndlr], on n'a pas toujours le temps car on a d'autres missions. Pourtant, je me donnais le temps de retourner voir les gens qui m'avaient présenté leurs plaintes, je prenais des photos, je montais des dossiers et faisais remonter vers les services concernés. Mais ils faisaient ce qu'ils voulaient de ma demande. C'était un peu frustrant.

Répondre aux attentes des habitants? «En îlotage, on n'a pas toujours le temps»

C'est avec cette même méthode que vous menez votre mission?

M.B. : La prévention peut venir de nos échanges avec les riverains, mais aussi avec les policiers nationaux et municipaux. Lors des cellules de veille avec Kéolis, les chauffeurs peuvent rapporter leurs observations sur des faits survenus aux arrêts de bus, les obstacles sur leurs trajets, des caillassages ou des sentiments d'insécurité.

Désormais je sollicite le service de la mairie concerné par le problème et il m'amène quelqu'un. On fait des visites communes: à la police municipale, je n'avais pas le temps, et les partenariats n'existaient pas.

É.T. : Si on demande aux policiers municipaux de faire de la police de proximité, on ne peut pas leur demander en même temps de réfléchir sur les aménagements ou de mener des interpellations. La mission de prévention situationnelle fait partie d'une réflexion plus importante sur les missions de la police municipale et les responsabilités du maire.

Quels sont les exemples d'intervention sur les trajets de bus?

É.T. : Avenue de l'Europe, nous sommes intervenus après des faits: les chauffeurs de bus nous ont indiqué que des gamins se cachaient derrière des buissons et qu'ils leur arrivait de caillasser les bus. On a changé le type de buisson, ils sont beaucoup plus ras. C'est assez radical, mais au moins ce n'est plus un invitation à venir se cacher derrière. Les riverains sont très contents.

Avant / après. Coupe drastique avenue de l'Europe. (crédits Amiens Métropole)

Nous, on n'a pas forcément peur des attroupements, mais la mamie qui promène son chien n'a plus envie d'y aller et doit faire des détours: du coup ce n'est pas normal, tout le monde doit pouvoir profiter de la ville.

M.B. : Mon travail se base aussi sur des visites, des analyses de statistiques. Par exemple, les chiffres des jets de projectiles qui nous sont quotidiennement transmis. S'il y a des jets de projectiles dans un même secteur, je me dois de me rendre sur place pour voir s'il y a quelque chose à améliorer ou pas. Il faut aussi regarder aux alentours, trouver des solutions sur des avenues complètes.

Mais je dois pouvoir proposer des choses réalisables.

Par exemple, l'aménagement du carrefour Cambrésis. On a commencé à travailler sur cette problématique fin 2010. Il y avait un carrefour à feux tricolores où se déroulaient des car-jackings violents, des incendies, etc. Ça faisait quelques années qu'on en parlait.

Désormais, ça y est, on est en train d'aménager ce carrefour en rond-point. On s'est concertés avec les riverains, ils savaient comment ça se passerait.

Émilie Thérouin: «Tout le monde doit pouvoir profiter de la ville»

La prévention situationnelle ne concerne-t-elle que la délinquance?

M.B. : Non, cela concerne la sécurité au sens large. Par exemple, à Étouvie, un car scolaire déposait les enfants sur la route. J'y suis allé, j'ai vu qu'il y avait des places de stationnement un peu plus loin, j'ai fait une semaine de comptage, je me suis rendue compte que ça ne ferait de mal à personne si je réservais, pour le car, sept ou huit places de stationnement.

On a balisé au sol, on a mis des panneaux: aujourd'hui, le car stationne sur ces emplacements qui lui sont réservés. Les enfants cheminent sur le trottoir jusqu'à leur école. C'est beaucoup de bon sens.

É.T. : Mireille a raison de parler de bon sens. Parfois dans une grosse collectivité, à force de saucissonner le travail, on perd de vue certains problèmes. Nous sommes là pour prévenir ces problèmes.

On peut parler des arbres. Des services, pour des raisons x ou y, vont poser un feu rouge ou un arbre à tel endroit, ne vont pas forcément penser à l'impact que ça peut avoir en terme de sécurité. Ne serait-ce que sur les allées et venues des secours.

Ou alors, prenons un secteur un peu compliqué au niveau de la sécurité. Là, il y a une caméra vidéo qui va surveiller la circulation. On va avoir un arbre qui ne pose pas de problème pendant six mois de l'année et qui, au printemps et en été, bouchera complètement la vue de la caméra.

Notre tâche c'est aussi d'obliger les partenaires à se parler. C'est une autre façon de travailler en interne et avec les aménageurs qui ne peuvent pas forcément se projeter, penser à la sécurité, aux usages et aussi aux détournements des usages.

Qu'entendez-vous par détournements des usages?

É.T. : Typiquement, les habitants en visite de proximité vont nous demander des bancs, pour pouvoir se reposer, ce qui est complètement légitime. Trois mois après, ils vous demanderont le retrait des bancs parce qu'il y a des jeunes, que c'est bruyant.

Sur un aménagement a priori sympathique, il faut penser qu'il y pourrait y avoir, derrière, un usage détourné.

Il ne faut pas toujours penser qu'il va y avoir un usage détourné, mais quand on regarde des rapports de méfaits, on se rend souvent compte qu'il y a un problème d'aménagement, ou que les habitants nous rapportent qu'ils ne se sentent pas bien à cause de tel ou tel aménagement. C'est le cas pour les buissons qui permettent de se cacher pour caillasser, par exemple.

Vous avez des exemples d'équipements mal conçus?

É.T. : La verrière de la gare. C'est un très bel équipement, avec de beaux matériaux. Mais c'est un espace qui ne vit pas bien. Comme c'est couvert: c'est très bruyant, avec des matériaux qui sont gris, très difficiles à entretenir. Au milieu, on a le trou de neuf mètres, avec les pigeons qui salissent, des marginaux qui traînent et qui commencent à boire, comme dans toutes les autres gares de France, et puis une faune étrange qui traîne et qui va se mettre dans les recoins, notamment en bas.

Le passage est peu fréquenté car il y a des recoins noirs et sombres. Je dirai qu'on n'a pas vraiment pensé à la sécurité quand ce lieu a été conçu. On devra donc faire du correctif.

N'est-ce pas illusoire de vouloir une gare sans marginaux alors qu'il y en a dans toutes les gares de France?

M.B. : Je pense toujours aux mamans en poussette. Quand vous descendez, vous savez que vous avez vos bagages et que vous ne pourrez pas courir. Aujourd'hui, vous ne pouvez pas voir les SDF lorsque vous commencez à descendre. Pour peu qu'il ait un chien... Les gens nous le disent: ils ne passent plus là.

C'est pas normal, on fait des sentiers prévus à cet effet. Ce n'est pas pour chasser ces gens, mais il faut combler ces espaces pour éviter les angles morts.

É.T. : Le sentiment d'insécurité ne vient pas de la présence des marginaux, c'est l'aménagement de la gare qui fait ça. Les architectes ont créé des recoins qui profitent aux trafics de stupéfiants. On a des témoignages de jeunes femmes qui passent pour le dernier train de Paris. Cet aménagement a accentué une peur classique qu'on a la nuit quand il y a peu de monde, quand on est une femme.

Peut-on dire que les problèmes sont concentrés, localisés dans certains quartiers?

M.B. : Je pense que j'interviens autant au nord qu'à l'ouest ou au sud...

É.T. : La majorité du travail a lieu dans tous les quartiers de la ville. Sécurité routière aux abords des écoles, problèmes avec les bus, etc.

M.B. : Dès qu'il y a un projet de construction, rénovation j'essaie de convaincre les partenaires de me convier aux réunions pour anticiper. Intercampus, la citadelle, les groupes scolaires, etc.

En ce moment, on a un projet sur la rue César-Franck. On avait l'intention de mettre des tuteurs pour soutenir les arbres. Je ne veux pas de tuteur en bois: je sais qu'on va me les prendre, me les tailler, et que la nuit on va les lancer sur les véhicules. Pendant qu'on est en travaux sur cette avenue, je demande aussi à ce que devant l'école Gustave-Charpentier on puisse apposer quelques barrières, en fixe, pour prévenir les enfants d'aller sur la route, s'ils chahutent.

Il s'agit de donner des conseils de ce qu'on ne doit pas faire pendant ce chantier. On évite de laisser une base de vie pour les ouvriers pendant la nuit. Je leur ai aussi précisé d'éviter les bennes à gravats, ou alors de prévoir des bennes fermées. Si on appose des bordures, je veux qu'on les scelle en fin de matinée, afin qu'elles soient sèches avant que les ouvriers ne quittent le chantier. Car dans l'après-midi, après la fin du chantier, l'amusement des jeunes, ou des publics tous confondus, sera de desceller les bordures du ciment.

É.T. : Il s'agit aussi d'avoir des chantiers mieux organisés. Il ne s'agit pas que de prévention de la délinquance.

Comment la coopération fonctionne-t-elle avec les bailleurs sociaux?

M.B.: Les bailleurs font appel à nous lorsqu'ils ont de la construction ou de la résidentialisation.

Sur les haies, par exemple: les riverains aiment bien mettre des haies devant chez eux. Mais cela peut aussi créer des gênes pour ceux qui habitent au rez-de chaussée. L'été, on vient s'y accouder et on passe la soirée là. Mais les riverains se plaignent de ne pas pouvoir dormir. Alors ils appellent la police.

Alors, nous, on plante une petite haie. Mais on met une essence qui ne sera pas agréable pour se poser dessus. Des petites épines, etc.

É.T. : Il ne faut pas encourager la privatisation des espaces publics. Derrière la prévention situationnelle il y a l'idée de se réapproprier l'espace public, mais de façon respectueuse des autres.

«Une essence qui ne sera pas agréable pour se poser dessus»

Il s'agit donc de rendre impraticables certains espaces publics?

É.T. : Il ne s'agit pas de rendre les lieux publics impraticables pour les gens, mais plutôt d'en éviter les mauvais usages.

Prenons le parc Saint-Pierre. Il y a quelques années, dans les buissons se cachaient des stupéfiants et des trafiquants de stups, et pas que du cannabis. Bien avant notre arrivée à la mairie, il y a eu un travail sur l'espèce de buisson. Ils n'ont pas supprimé les haies mais ont travaillé sur l'éclaircissement du buisson.

Il n'y a pas eu de suppression de choses qui bénéficieraient à la qualité de vie. Le but de l'unité de prévention situationnelle, c'est de travailler en amont pour éviter de mettre des barbelés et des caméras. Pour moi c'est un progrès pour les libertés publiques.

L'unité a-t-elle un droit de regard sur les projets urbains, projets architecturaux?

É.T. : Depuis une circulaire de 2009, il y a une obligation légale pour certains types de projet d'intégrer des études de sûreté. C'est souvent pris en charge par des cabinets privés qui coûtent cher, ne nous apprennent pas grand-chose et parfois même, consultent Mireille. C'était le cas pour Fafet, Brossolette et Calmette.

En revanche, dans le projet Intercampus, nous sommes associés en amont. Concernant des aménagements de taille plus modeste, nous y sommes associés lorsqu'ils connaissent l'existence de notre service de prévention situationnelle.

Quelle serait la limite entre la sécurité dans l'architecture et l'architecture sécuritaire?

É.T. : L'architecture sécuritaire est celle qui va atteindre aux libertés publiques: monter la hauteur des murs, mettre des barbelés, mettre des caméras partout. On s'y sentira plus oppressés qu'en tranquillité. L'architecte, l'urbaniste de la ville qui prendra en amont la sécurité fera que l'on y pensera plus: on se sentira bien.

Auparavant il y avait une réelle réticence de la prévention situationnelle, lorsqu'on a importé ce concept anglo-saxon avec les caméras de surveillance et l'aspect sécuritaire. Les architectes et les urbanistes y étaient allergiques. Auparavant les travailleurs sociaux ne voulaient pas parler aux policiers, les médiateurs non plus, etc.

Aujourd'hui les architectes arrivent à parler avec des spécialistes de la sécurité. Face à ces problématiques qui pèsent lourd dans l'opinion, on est obligés de bosser ensemble. C'est un bouleversement des cultures professionnelles. Aujourd'hui on travaille en amont avec la ville et peut-être qu'on redéfinit plus précisément les projets. En termes de dépenses publiques, tout le monde y gagne.

Dans l'œil du Télescope

J'ai rencontré, simultanément, Émilie Thérouin et Mireille Bétourné le vendredi 8 mars.