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Comment l'industrie risque de manquer de techniciens

Le 10 October 2012
Analyse commentaires
Par Fabien Dorémus

À l'heure du «redressement productif», impossible de se passer de bonnes formations aux métiers de l'industrie, non? Et pourtant... Les enseignants de la filière Sciences et technologies industrielles (STI) sont très inquiets, les patrons de l'industrie aussi.

En cause: la réforme de 2011 qui a touché les filières technologiques (STI, STL), dont les conséquences risquent de se faire sentir surtout à partir de la fin de l'année scolaire 2012-2013, lorsque les premiers bacheliers post réforme sortiront du lycée.

Pour alerter le ministère, les enseignants ont organisé une semaine d'action à la fin du mois dernier. Des actions certes, surtout de l'information, mais pas de grande mobilisation.

Déjà en 2011, lorsque la réforme est tombée, on était loin du grand branle-bas de combat. La modification du bac STI était passée relativement inaperçue. «Les réformes qui ont touchés le lycée depuis 2005 ont été fractionnées, explique Guy Friadt, enseignant au lycée Marie-Curie de Nogent-sur-Oise (60) et syndicaliste Snes-FSU. On a modifié filière après filière, si bien que les enseignants qui n'étaient pas touchés ne se sont pas sentis concernés.» Du coup, aucune mobilisation de masse des enseignants. Et puis les profs de STI ne sont pas très nombreux dans les bahuts : «Quand on touche à l'Histoire Géographie en Terminale S, il y a beaucoup de profs, alors on en entend parler, mais nous...»


Dominique Pienne et Guy Friadt, enseignants de filière technologique à Soisson (02) et Nogent-sur-Oise (60).

Pourquoi ce mécontentement? Avant la réforme, la filière était très axée sur le travail en atelier et la maîtrise des outils de production, «ce qui permettait aux élèves qui n'avaient pas réussi en filière générale d'acquérir un savoir-faire». Désormais un tronc commun, plus général, prend le pas sur le travail en atelier. Cela se traduit notamment par davantage d'heures de langues vivantes. En diminuant les heures d'enseignement technologique «pratiques» et expérimentales, la réforme «mine les bases sur lesquelles ont été bâties les réussites des séries technologiques», explique le syndicat dans un communiqué.

Alors, pourquoi en est-on arrivé là? «Pour des raisons économiques, pour supprimer de l'emploi public», répond le syndicaliste. Car la réforme a entraîné une réduction drastique du panel de spécialités proposées en filière STI. Leur nombre est passé de 42 - chaudronnerie, mécanique auto, génie électrique, industrie textile, génie thermique... - à quatre seulement en 2011 – Innovation technologique et éco-conception (ITEC), Système d'information et numérique (SIN), Énergies et développement durable (EE) et Architecture et construction (AC).

Les enseignants ont jusqu'au 15 octobre pour se diriger vers l'une de ces quatre spécialités.

«Les élèves font moins de travaux pratiques liés à l'activité professionnelle»

Avec moins de spécialités, la filière STI requiert des professeurs aux profils et compétences moins variés: «Alors que nous étions des enseignants spécialisés et reconnus dans un domaine précis techniquement, on nous demande de devenir des professeurs de technologies susceptibles d'enseigner de la 6e à la Terminale. Et dans toutes les options de STI alors que nous n'y sommes pas correctement formés», dénonce Guy Friadt.

Le corps enseignant de STI devient ainsi plus flexible, moins coûteux mais aussi moins pointu. Les enseignants ont l'impression d'être dévalorisés, de voir leur filière perdre en qualité technique et surtout de voir, à moyen terme, tout un savoir-faire disparaître.

Avec la réforme, le travail en petits groupes est également remis en cause. «Avant, dès que l'on atteignait le nombre de 16 élèves, on dédoublait automatiquement les classes, détaille Guy Friadt. Désormais nos groupes dépassent parfois les 20 élèves et il faut se battre avec les autres équipes pédagogiques pour obtenir des dédoublement auprès du conseil pédagogique.» Et le travail s'en ressent: «Nous avions adaptés nos méthodes d'enseignement afin de permettre à ceux qui avaient le plus de difficultés de travailler à leur rythme sur les machines.»

Du côté du patronat, le constat est le même. On s'inquiète.

«L'objectif de la réforme était de fonctionner avec moins d'enseignants. Les élèves font moins de travaux pratiques liés à l'activité professionnelle. Ça engendre une perte d'efficacité pour l'industrie», explique Bruno Richez, le directeur du Centre de formation des apprentis de l'industrie (CFAI) de l'Aisne et de la Somme. C'est le responsable du réseau privé de formations qui dépend de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), une branche du Medef.


Bruno Richez, directeur du CFAI de l'Aisne et de la Somme.

Pour lui, «l'idée, à moyen terme, c'est de supprimer la filière». En commençant par en faire une sorte de bac scientifique avec option technologique. «On veut d'emmener le titulaires d'un bac STI dans les écoles d'ingénieurs.» Alors qu'à l'origine, ces élèves étaient plutôt destinés à des études plus courtes (bac +2).

Mais alors, si les élèves de STI sont orientés vers les écoles d'ingénieurs. Qui va aller en BTS (bac+2) pour devenir les futurs techniciens supérieurs dont l'industrie à besoin? Réponse: les élèves du bac professionnel. Ce qui n'est pas sans problème.

Des ingénieurs en surnombre

Rappelons que dans les lycées, il y a trois grands types de baccalauréats. Le bac professionnel, très spécialisé, qui destine les élèves directement au monde du travail en les formant à un métier particulier (4800 élèves ont passé ce bac en 2012 dans l'académie d'Amiens). Le bac technologique (3500 élèves en 2012 dans l'académie) qui prépare le plus souvent à intégrer un Brevet de technicien supérieur (BTS). Et le bac général (scientifique, littéraire ou économique et social) qui brasse 7500 élèves dans l'académie d'Amiens en 2012. Ce bac prépare essentiellement à la poursuite d'études longues dans l'enseignement supérieur.

Avec la réforme des filières, ces trajectoires -bien qu'un peu schématiques- ne seraient plus d'actualité. Les bacheliers technologiques s'orienteraient désormais vers les écoles d'ingénieurs et les bacheliers professionnels, de leur côté, vers les BTS. Le problème, selon Bruno Richez du CFAI, c'est que les élèves de bac pro ne sont pas suffisamment armés pour continuer en BTS: «Ce sont de bons professionnels mais ils manquent parfois d'ouverture. Alors que la formation STI permet d'avoir des gens plus adaptés à la prise d'initiative», nécessaire à l'exercice de la fonction de technicien. Car dans l'industrie, désormais, il est demandé aux salariés une grande polyvalence.


Au sein des ateliers du CFAI à Amiens.

«Nous allons avoir un flux important de gens qui vont s'orienter vers des licences ou l’ingénierie, explique Bruno Richez. Mais ce ne sont pas les uniques besoins de l'industrie!» Pour l'enseignant Guy Friadt, c'est même un comble: «On nous parle redressement productif mais on détruit toutes les formations qui mènent vers la production.» Le risque pour la France serait alors de compter trop d'ingénieurs mais de manquer de techniciens qualifiés.

Dans l'œil du Télescope

J'ai rencontré les enseignants le jeudi 27 septembre dans les locaux du Snes-FSU et Bruno Richez le vendredi 5 octobre, dans les locaux du CFAI, sur la zone industrielle Nord.