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Comment Goodyear a déshabillé l'usine amiénoise

Le 20 September 2013

Avant de faire baisser progressivement la production de l'usine Goodyear d'Amiens nord depuis la fin des années 2000, le groupe américain de pneumatiques l'avait auparavant privée de ses bénéfices pour les transférer au Luxembourg. Cette manœuvre, très répandue au sein des multinationales, c'est le «business restructuring».

Le principe ? «Dans les pays où la fiscalité est importante, les filiales deviennent de simples façonneurs, explique Michel Taly, avocat fiscaliste spécialiste des relations avec l'administration fiscale. Et tout ce qui va faire la valeur d'un groupe, la recherche, les brevets, les marques, on le met ailleurs dans un pays à la fiscalité plus avantageuse».

La France produit, le Luxembourg collecte l'impôt

Le business restructuring, Goodyear en est un parfait exemple. Regardons comment fonctionne cette multinationale en Europe.

La filiale française, Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), possède un siège social à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), une piste d'essai à Mireval (Hérault) et trois usines de pneus en France. Une dans la Somme à Amiens (Amiens nord), une dans l'Allier et une dans le Puy-de-Dôme.

Jusqu'ici, rien d'extravagant. Sauf que les usines de Goodyear France n'achètent pas de caoutchouc. Elles ne possèdent pas non plus les pneus qu'elles produisent. Les pneus vendus en France par les commerciaux de GDTF n'appartiennent même pas à la filiale française. Comment l'expliquer? En fait, GDTF est un simple façonnier, une société qui ne possède rien d'autre que ses usines, et qui travaille pour le compte d'une autre société. 

En l’occurrence, Goodyear France travaille pour une société sœur située au Luxembourg, Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO). Le caoutchouc qui arrive dans l'usine française d'Amiens Nord est luxembourgeois et les 3000 pneus qui en ressortent chaque jour sont aussi luxembourgeois. «La filiale française ne possède plus aucun actif, explique Fiodor Rilov, l'avocat de la CGT Goodyear. La matière première, les moules et les pneus appartiennent à la société luxembourgeoise».

 
Adresse luxembourgeoise de GDTO sur Google maps

Tout ceci n'est bien sûr qu'une écriture comptable, un artefact, puisque ni le caoutchouc, ni les pneus ne seront stockés dans le Grand-Duché du Luxembourg. Mais de la réalité, les fiscalistes semblent faire peu de cas. L'important, c'est que, dans la comptabilité, les bénéfices soient réalisés par la centrale d'achats luxembourgeoise.

L'intérêt de l'opération? Payer le moins d'impôt possible en France. «L'avantage c'est de réaliser les bénéfices là où les pneus se trouvent, au Luxembourg», analysait Fiodor Rilov devant la Cour d'appel de Versailles, le 10 septembre. L'impôt sur les sociétés (IS) se calcule sur la base des bénéfices d'une entreprise. En France, le taux de cet impôt est de 33,33% contre 29,22% au Luxembourg pour les sociétés de la taille de Goodyear (12,5% en Irlande).

C'est donc au Luxembourg que sont encaissés la majorité des profits réalisés sur les pneus produits à Amiens nord. «La valeur ajoutée est réalisée par l'usine d'Amiens nord, mais les bénéfices sont aux Luxembourg», analyse Fiodor Rilov. Il en va de même pour toutes les usines de la zone Europe Moyen-orient Afrique (EMEA). 

Difficile de savoir de quand date la mise en place du «business restructuring» chez Goodyear, dont le système façonnier français -centrale d'achat luxembourgoise qui date de 2009, n'est que la dernière expression. Pour le fiscaliste Miche Taly, «c'est un schéma qui a été vendu à très grande échelle dans les années 90 par les cabinets de conseil auprès des multinationales».

Le schéma aujourd'hui en place condamne la filiale française à un statut encore moins confortable que celui de sous-traitant.

D'abord parce que Goodyear France n'est pas - ou très peu - rémunéré à hauteur de sa production. Si bien que l'usine d'Amiens nord est rémunérée de la même façon si elle produit 1 million de pneus non rentables ou 3 millions de pneus rentables. Elle profite peu des bénéfices qui peuvent être réalisés grâce à sa production.

Alors lorsque le marché est défavorable, c'est la société luxembourgeoise qui porte les pertes. Mais si la société luxembourgeoise diminue les carnets de commande de l'usine d'Amiens nord, celle-ci a peu de recours, elle subie son déshabillage. Alors qu'un sous-traitant peut se retourner contre son client, si celui-ci n'honore son contrat.

C'est ce que l'on appelle un contrat «cost plus». L'entreprise sœur, luxembourgeoise, «indemnise» l'usine d'Amiens nord à hauteur des frais engagés. C'est le «cost». Tout juste une mini-marge est-elle accordée à l'usine en fonction des ventes réalisées par les commerciaux. C'est le «plus». Dans la comptabilité, la filiale française réalise un bénéfice quasi stable et en grande partie garanti, mais ridiculement faible au regard de son activité.

La migration des bénéfices

Cette manoeuvre permet aux multinationales d'opérer un copieux transfert de bénéfices - lorsqu'il y en a - de la France vers le Luxembourg. Les conséquences sont évidentes pour le montant de l'impôt payé en France. Pour décrire ce phénomène, les fiscalistes et hommes politiques parlent «d'érosion de la base d'imposition».

Une étude commandée par la Commission européenne en 2006, rapportée par l'OCDE dans son rapport «Lutter contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices» de mars dernier, estimait que «les transferts de bénéfice avaient un coût considérable et entraînait une redistribution importante des recettes nationales tirées de l'impôt sur les sociétés en Europe.» Sans pour autant livrer de chiffres.

Ce qui est sûr c'est que les sommes en jeu sont colossales. Les relations commerciales entre sociétés d'un même groupe représentent environ 50 % des échanges commerciaux mondiaux, selon un rapport de la Commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, daté de juillet 2012.

Le phénomène est assez important pour inquiéter la très libérale OCDE, qui livrait en juillet dernier un Plan d'action d'action contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices, ratifié récemment par les membres du G20, dont la France, les 5 et 6 septembre derniers.

Voyage, voyage...

Que deviennent-ils les bénéfices éventuellement accumulés au sein de la filiale luxembourgeoise de Goodyear? Ils ne restent pas au Luxembourg. Ils remontent vraisemblablement sous formes de dividendes vers une holding «régionale», Goodyear Dunlop Tires Europe BV (GDTE), basée à Amsterdam (Pays-Bas), même si ses bureaux sont situés dans la banlieue bruxelloise où elle est d'ailleurs référencée comme lobby auprès des institutions européennes.


Adresse bruxelloise de GDTE, sur Google maps

Pourquoi les Pays-Bas? Parce que dans ce pays, les remontées de dividendes vers des holdings sont exonérées d'impôt, tout comme les plus-values réalisées lors de la cession de participations dans les sociétés filles (alors qu'elles sont taxées à 12% en France), comme l'explique longuement cet article du quotidien libéral, l'Opinion.

 


Adresse hollandaise de GDTE sur Google maps

Et c'est en ayant échappé astucieusement aux griffes de la fiscalité française que les dividendes, dégagés sur des pneus produits et souvent vendus en France, atterrissent tranquillement de l'autre côté de l'Atlantique, à Akron (Ohio) dans les caisses de la maison mère, Goodyear Tire & Rubber Co.


L'adresse du siège de la maison mère Goodyear aux USA, sur Google maps

Mercredi dernier, Olivier Rousseau, directeur de GDTE, auditionné par la Commission d'enquête Goodyear, expliquait que, compte tenu du revenu garanti à GDTF, le système mis en place ne transférait plus que des pertes vers le Luxembourg. «Un tel modèle ne peut pas durer».

Ainsi, après avoir retiré ses actifs, ses bénéfices (business restructuring), puis sa production dans les années 2000, à l'usine d'Amiens nord, Goodyear souhaite désormais lui retirer ses salariés.