Archives du journal 2012-2014

Ce que veulent vraiment les orthophonistes

Le 22 January 2013
Enquête commentaires
Par Rémi Sanchez A lire aussi

Sans voix. Lundi 14 janvier devant l'hôtel de ville d'Amiens, les étudiants orthophonistes ont provoqué l'interrogation, avec leurs pancartes et leurs poses figées et silencieuses.

Elles et ils étaient surtout des étudiants de première année de la formation d'orthophonie d'Amiens, car les étudiants des trois années suivantes d'étude étaient en partiels ou en stage. À Nantes, Caen, Lyon, ou Bordeaux, les étudiants manifestaient aussi.

La cause de tout ce silence? C'est un conflit qui s'éternise entre les orthophonistes et les ministères de la Santé successifs. Un conflit qui porte sur le nombre d'années d'études et le niveau du diplôme.

Depuis deux ans, les représentants de la profession ont lancé un programme de ré-ingénierie des études. Objectif? Accéder au grade de master, soit bac +5. Et cela paraît logique aux professionnels et aux étudiants. «En quatre ans, les élèves obtiennent 280 ECTS [unité de mesure européenne du niveau d'étude, ndlr]. Il ne manque que 20 ECTS pour arriver à 300, l'équivalent d'un master au niveau international» explique Anne Jacquesson, orthophoniste à Beauvais, intervenante à l'institut de formation d'Amiens.

Bologne comme échéance

Ce diplôme acquis en quatre ans, ce Certificat de capacité en orthophonie (CCO) n'ouvre droit qu'à des équivalences en bac+2, et n'a que peu de valeur au niveau européen.

Or, le temps presse. Il est même largement dépassé. Le processus de Bologne, signé par la France en 1999, était censé homogénéiser tous les diplômes européens selon le système "LMD" (licence, master, doctorat) avant l'année 2010.

En clair, actuellement, il ne devrait plus exister de diplômes intermédiaires (comme le "bac+4"). Le gouvernement doit donc faire un choix. Ou donner l'équivalence Bac +5 aux orthophonistes ou les passer à Bac+3.

«On n'attendait plus que l'avis positif du ministère de la santé. Mais une fois de plus, ils nous ont opposé un refus.» se désole Anne Jacquesson. Statu quo, donc, pour le moment, et toute la profession attend l'arbitrage du premier ministre, qui ne vient pas.

Un problème financier

Les raisons qui motivent le refus du ministère de la santé? «Si on est diplômé à niveau master, dans le public nous devrons être rémunérés au niveau d'un cadre A» explique Laurent Lesecq, de la Fédération nationale des orthophonistes (FNO). «Xavier Bertrand, lorsqu'il était ministre de la Santé, avait reconnu la légitimité de notre demande, mais il nous avait répondu qu'il ne pouvait pas y accéder: selon lui, cela inciterait les autres professions de l'hôpital à exiger une masterisation.» Ce qui impliquerait de facto une augmentation de salaire.

Un ancien salarié du public confie: «les orthophonistes du public sont peu rémunérés en France. Salarié au CHU, je gagnais 746 euros par mois pour un mi-temps. On est sur la même grille que les autres personnels de rééducation, alors que certains ont moins d'années d'études après le bac.»

Avancer ou reculer

Si le bac +5 est refusé, les orthophonistes ne seraient reconnus qu'en bac+3 (licence). «Pourtant le champ de compétence de notre discipline ne fait que s'élargir, indique Anne Jacquesson. Aujourd'hui on traite des maladies neurodégénératives, qu'on ne traitait pas auparavant, par exemple

Anne Jacquesson et Laurent Lesecq étaient solidaires des étudiants manifestants

Un problème plus vaste se révèle. «Ce diplôme d'orthophonie ne permet pas aux étudiants de partir dans un cursus de recherche, il nous faudrait un master 2 pour cela.» Non seulement les orthophonistes n'ont pas le diplôme nécessaire, mais le domaine de recherche en lui-même est inexistant. Pour pouvoir accéder à la recherche, les orthophonistes doivent se rabattre sur des domaines approchant, comme la linguistique ou encore les neurosciences. Un grand écart.

La Belgique, l'autre pays du diplôme

«Les étudiants travaillent beaucoup, ils ont beaucoup d'heures de stage. C'est aussi pour cela qu'on demande à ce que la formation passe sur cinq ans», rappelle Marie-Pierre Thibault, aujourd'hui intervenante dans l'école d'orthophonie d'Amiens. Elle se consacre également à la recherche en linguistique, après avoir cessé la pratique auprès des patients. Pour elle, pas de doute, la formation est très dense.

L'herbe serait-elle plus verte chez nos voisins? Antoine Renard a passé son diplôme d'orthophonie en Belgique. Au début, c'était pour éviter le concours d'entrée des études françaises, particulièrement sélectif. «Et finalement cela m'a permis d'avoir un parcours que je n'aurais pas eu en France».

Aujourd'hui, après avoir exercé sur Beauvais et donné des cours à Amiens, il a repris un Master 2 de recherche en Neuropsychologie à Toulouse. Son objectif est d'entrer, l'an prochain, en doctorat sur les "Aphasies Primaires Progressives". Dans son master, seuls trois élèves sont orthophonistes : Antoine Renard et deux confrères, formés en France.

Réconcilier pratique et théorie?

Car pour lui, ce genre d'étude est plus difficile d'accès quand on a suivi un cursus français. «Le master2 que je suis actuellement est ouvert à des étudiants de médecine qui se destinent à la recherche, entre autres. Il y a des enseignements très carrés, notamment au niveau de la méthodologie.» Des enseignements pour lesquels il estime que sa formation belge a été un plus. Pour le jeune homme, l'enseignement français est très bon, «mais on forme des élèves à devenir professionnels dès la sortie de l'école». Et pas des chercheurs. Pour combler ce fossé entre pratique clinique et recherche théorique, Antoine Renard comme Marie-Pierre Thibault ne voient que la mastérisation.

«Ce diplôme en impasse bloque certains, soit dans leur évolution de carrière personnelle, soit pour effectuer des recherches fondamentales ou appliquées, qui apporteraient des éléments concrets à l'ensemble de la profession, estime la linguiste. Car nombre d'avancées sont proposées par des chercheurs appartenant à des disciplines telles que sciences de l'éducation, psychologie, médecine...» Mais qui n'ont pas d'expérience de la pratique clinique de l'orthophonie.

Pour rendre ses lettres de noblesse à la discipline, enseignants comme élèves orthophonistes espèrent beaucoup de l'arbitrage du Premier ministre. Qui se fait toujours attendre.

Dans l'œil du Télescope

J'ai recueilli les propos des deux orthophonistes chercheurs sur les conseils de Mme Anne-Christine Dupont, directrice pédagogique au département d'orthophonie de la faculté de médecine.

Marie-Pierre Thibault et Antoine Renard sont intervenants dans les cours des élèves orthophonistes amiénois, même s'ils poursuivent des activités de recherche dans d'autres universités de France.

Ils ont été contactés samedi 19 janvier par téléphone.