Archives du journal 2012-2014

Bus gratuits: 6 millions d'euros et plus si affinités

Le 07 January 2014
Enquête commentaires

La gratuité, c'est aussi la fin de... la fraude.

C'est déjà une réalité à Compiègne, Châteauroux, Aubagne. Mais aussi dans d'autres pays européens. En Estonie, en Espagne... Dans toutes ces villes de tailles et de populations très différentes, les transports en commun sont gratuits. Pas de billets, pas de contrôleurs.

Ici à Amiens, comme nous l'écrivions dans notre article précédent, l'idée est dans l'air. À droite comme à gauche, des candidats à l'élection municipale se plaisent à imaginer des transports en commun gratuits.

Gilles Demailly, le maire d'Amiens et président d'Amiens métropole, n'est pas de cet avis. Celui qui ne se représentera pas à l'élection se pose en arbitre des débats municipaux. Son premier argument contre l'idée de gratuité, c'est le coût de la mesure, et le contrat d'affermage tel qu'il a été négocié avec Kéolis.

Rentrons un peu dans les chiffres. Les transports sont une compétence qui revient à la Métropole. Elle y consacrera, en 2014, 51 millions d'euros.

Sur ce budget, 33,7 millions d'Euros sont dédiés à la délégation de service public (DSP) du réseau de bus. Le délégataire, c'est la société Kéolis qui gère un réseau de bus dont le matériel appartient à la Métropole. Cette somme est à comparer au budget total de fonctionnement de la Métropole qui s'élève à 295,27 millions d'euros.

Néanmoins, dans le contrat signé entre Amiens métropole et Kéolis, il est prévu qu'une somme de 6 millions d'euros revienne, annuellement, dans les caisses de la Métropole. Cette somme est un objectif de recettes d'exploitation du réseau que la Métropole a fixé à Kéolis.

Contractuellement toujours, les recettes de la vente des tickets et abonnements dépassent ce chiffre (qui croît légèrement chaque année, pour motiver Kéolis à améliorer le réseau) sont réparties entre la Métropole et le délégataire.

Six millions pour des bus gratuits

Si la gratuité est instaurée, la Métropole devra donc renégocier le contrat d'affermage avec Kéolis et, on peut raisonnablement l'imaginer, s'asseoir sur cette recette de six millions d'euros. Voilà donc d'où viennent ces coûts avancés par Gilles Demailly, président d'Amiens métropole, pour doucher les velléités des candidats pro-gratuité.

«Il faudra qu'on m'explique où on prend cet argent si, par ailleurs, on promet de ne pas augmenter les impôts des ménages ou les impôts des entreprises», précise Gilles Demailly, se référant à des propositions de candidats centristes à l'élection municipale.

«Quant à ceux qui expliquent que ne pas dépenser les 200 millions prévus pour la construction d'un tramway permettrait de financer la gratuité dans les bus, je leur répondrai que l'investissement et les dépenses de fonctionnement n'ont rien de comparable», renchérit Jacques Lessard, vice-président métropolitain aux finances.

En effet, 130 millions d'euros du total d'un tramway viendront de l'emprunt, mais la collectivité ne doit en aucun cas utiliser de l'emprunt pour financer le fonctionnement d'un réseau de transports en commun.

La rançon du succès

Autre argument financier: la gratuité provoque une hausse de la fréquentation des bus. Qui dit autobus plus remplis, dit autobus supplémentaires. Les fréquences des dessertes augmenteront: il faudra d'avantage de bus et de conducteurs. Donc, selon cet argument avancé par Gilles Demailly, on peut légitimement craindre que la gratuité provoque un engouement qui rende la note encore plus salée que les six millions d'euros annuels.

Combien de plus? Difficile à estimer. Mais on peut comparer avec la situation dans d'autres villes. Michel Vidal, le président du comité des usagers des bus, appuie cette idée: «À Aubagne, je crois qu'il a fallu renforcer le nombre de bus articulés, plus grands, et augmenter la fréquence. Cela représentait trois millions annuels supplémentaires».

Michel Vidal, à titre personnel et à contre-courant de son comité d'usagers, est assez favorable à la gratuité. Du coup, il épingle la déclaration du maire: «Le risque d'engendrer des coûts supplémentaires? C'est dire ''n'ayons pas trop de succès pour que cela ne coûte pas trop cher''. C'est un raisonnement un peu étrange, comme s'il y avait quelque chose de honteux à afficher une idéologie du service public qui existe et qui fonctionne au maximum de sa capacité».

Pour Cédric Maisse, candidat communiste à l'élection municipale, le coût financier pour Amiens métropole n'est pas l'unique coût à considérer dans l'équation. «Il y a le coût environnemental des gens qui roulent en voiture personnelle dans les bouchons. Ces coûts-là ne sont jamais chiffrés», argue-t-il.

Payer la note

Certes, il y a l'argument écologique. Mais il faudra bien payer la note. Pour ça, les candidats de droite ont une idée. Partant du principe que le tramway ne sera pas réalisé sous leur mandat, Alain Gest évoque 10 millions d'euros par an de dépenses en moins pour la Métropole. «On peut en utiliser la moitié pour la gratuité des bus», estime le député. Certes, l'heure n'est pas aux chiffrages précis pour son équipe, qui se donne six mois, après l'élection, pour faire un audit complet des capacités financières de la Métropole... et juger si la gratuité est envisageable, et à quelle échéance.

Mais, dans la liste «Rassemblés pour agir» du duo Brigitte Fouré-Alain Gest, certains ont des idées plus précises pour le financement de la gratuité. Hubert de Jenlis, conseiller général UDI et assureur de profession, accuse la majorité d'avoir augmenté plusieurs impôts pour préparer l'arrivée du tramway.

D'une part, une «taxe additionnelle» qui se prélève dans la taxe foncière, et qui rapporterait, selon Hubert de Jenlis, près de huit millions d'euros par an depuis son activation en 2010. Par ailleurs, le versement transport (VT), une taxe calculée et prélevée sur la masse salariale des entreprises de plus de 9 salariés a été augmenté à plusieurs reprises sous l'actuel mandat.

En 2010, par exemple, le VT est passé de 1,35% à 1,6%. Au premier janvier 2013, il a atteint 1,8% et la Métropole attend l'accord de l'État pour l'augmenter au taux maximum, 2%. Hubert de Jenlis estime, quant à lui, que cette taxe supplémentaire a permis d'engranger de fortes recettes en prévision du tramway. «L'augmentation du VT représente une recette supplémentaire de 10 millions d'euros en 2013. Si on ajoute à cela les huit millions de la taxe additionnelle, on a 18 millions de recettes qui ont été prélevées en prévision du tramway». Tout comme Alain gest, Hubert de Jenlis estime que ces sommes devront être, au moins en partie, réorientées vers l'amélioration du réseau de bus.

Aucun pactole à la Métropole

Les calculs d'Hubert de Jenlis paraissent tout-à-fait optimistes à Jacques Lessard, l'élu responsable des finances de la métropole. Ces dix millions d'euros du versement transport correspondent à la différence de recettes entre les taux de 1,35 et 1,8%. Mais pas à la dernière augmentation qui, de 1,6% à 1,8%, n'a rapporté que 4 millions d'euros supplémentaire en 2013. «0,1 point correspond plus ou moins à 2 millions d'euros», estime l'élu. Par ailleurs, il récuse l'idée selon laquelle la taxe additionnelle ait été activée pour financer un futur tramway. «On a activé cette taxe pour compenser la perte de la recette de la taxe professionnelle. La réserve pour le tramway se fait aujourd'hui sur le VT, uniquement, et s'élèvera à 15 à 16 millions d'euros en 2018». Il n'y aurait, selon l'élu, aucun pactole constitué en vue du tramway.

Par ailleurs, les augmentations du VT sont programmées en fonction des investissements à faire pour le déplacement urbain. Voies de bus sur les boulevards, aménagements de la route d'Abbeville et de la rue Jules-Barni... «Si la prochaine équipe décide de ne pas faire le tramway, ils ne pourront pas garder un taux de versement transport aussi élevé», explique Jacques Lessard. D'une, le passage du VT à son taux maximum (2%) sera impossible. Mais, en plus, l'élu affirme que, légalement, le taux devra être rabaissé si aucune infrastructure n'est créée. Bref, la source du VT pourrait se tarir sans le tramway.

La gratuité est déjà là

Le second argument opposé par l'équipe de Gilles Demailly est que beaucoup d'usagers profitent déjà des transports en communs gratuits. «La gratuité pour les couches populaires, ça existe déjà!», rappelle le président d'Amiens métropole, ce que personne ne contredira. Environ 60% des abonnements bénéficient au moins d'une réduction. Parmi lesquels les deux-tiers bénéficient de la gratuité.

Les critères de la gratuité sont variés: carte annuelle pour habitants métropolitains invalides et les plus de 65 ans, carte à renouveler tous les trimestres pour les demandeurs d'emploi et les bénéficiaires du RSA. C'est la «tarification solidaire» qui offre 80 voyages par mois à toutes ces catégories.

Cédric Maisse est tout à fait favorable à cette tarification mais, pour lui, il faudrait aller plus loin. «Un chômeur, un bénéficiaire du RSA, on lui demande encore de justifier sa situation, de présenter des documents... rendre gratuit de façon inconditionnelle peut éviter de stigmatiser les gens, d'apaiser les tensions», estime l'élu. Par ailleurs, l'élu estime que la gestion administrative des dossiers de gratuité monopolise la force de travail de huit personnes... Paradoxal.

La gratuité et les économies

Car la gratuité amènerait aussi quelques économies dans le fonctionnement du réseau de bus. Ainsi, cela peut aussi impliquer une réduction du personnel ou, tout au moins, la réorientation de plusieurs postes de travail.

Selon des contrôleurs interrogés, ils seraient environ 25 personnes à occuper ce poste à Amétis. En y ajoutant une quinzaine d'employés du service commercial, il faudrait donc réorienter les missions d'une quarantaine d'employés si l'on passait à la gratuité des bus. On peut penser à des formations internes pour devenir chauffeur: pour remédier à l'utilisation chronique de chauffeurs intérimaires, la direction de Kéolis a récemment embauché une dizaine de conducteurs.

Mais sans tickets on peut aussi envisager des économies de papier et de machines. Les chauffeurs qui n'ont plus à vendre des tickets sur leur trajet, cela peut aussi représenter une économie de temps et une meilleure régularité.

Les contrôles des titres de transports, qui se mènent généralement bus à l'arrêt, peuvent aussi retarder la circulation des véhicules. Sans compter que ces contrôles peuvent provoquer des tensions entre usagers, conducteurs et contrôleurs...

Des économies à la marge? C'est ce que pensent Gilles Demailly et Jacques Lessard. En face, on pense que la mesure vaut le coup. «Six millions, ça paraît possible, estime Cédric Maisse, sinon, on peut aussi prendre des mesures intermédiaires».

Plusieurs idées sont évoquées par les candidats de droite et de gauche: des tarifications solidaires plus larges, calculées sur les revenus ou encore des lignes spécifiques gratuites, comme celle de l'hôpital, par exemple. Un chose est sûre, à Amiens le coût payé par les usagers ne représente pas le coût réel du service. En effet, grâce aux tarifications solidaires, la recette de la vente des tickets ne représente qu'une toute petite partie du budget des bus: 15 à 16%.