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Autopsie d'une jeune Amiénoise de 1600 ans

Le 03 December 2013
Reportage commentaires
Par Fabien Dorémus A lire aussi

La scène se déroule au mois de novembre, dans un endroit tenu secret de la capitale picarde. À l'intérieur d'un grand bâtiment qui laisse allègrement entrer le froid de l'automne, des spécialistes s'affairent autour de la dépouille d'une Amiénoise un peu particulière. Cette jeune femme est morte il y a quelques 1600 ans. Elle avait entre 20 et 40 ans.

Son squelette a été retrouvé dans un sarcophage en plomb au printemps dernier lors de fouilles archéologiques menées sur le chantier de la citadelle, d'où s'élèveront bientôt les murs de la future université. Elle n'était pas seule. À ses côtés, au nord du site, les archéologues ont eu la chance de mettre au jour 162 tombes datant du IVe siècle. Époque où l'empire romain est alors bien engagé sur la pente du déclin.



Fouille du sarcophage, en novembre dernier.

162 tombes, donc. Des hommes, des femmes, des enfants. La plupart enterrés dans des cercueils de bois, les clous retrouvés autour des squelettes en témoignent. Mais trois corps ont, à l'époque, bénéficié d'une attention toute particulière: ils ont été placés dans des sarcophages en plomb. La chose est rare. Ce fut donc une belle surprise pour les archéologues.

C'est la raison pour laquelle, encore aujourd'hui, les services de la Métropole ne souhaitent pas rendre public le lieu où les sarcophages sont jalousement entreposés. Histoire surtout d'éviter les vols, car le plomb est un métal de valeur.

Deux sarcophages ont été fouillés sur place, sur le chantier de la citadelle d'Amiens. L'un est un cercueil d'enfant, il mesure 70 centimètres de long. L'autre, celui d'un adulte, mesure 180 centimètres. Le troisième sarcophage, très abîmé, avait été mis de côté. «Il était éventré, on savait qu'il était plein de terre», explique Claire Favart, anthropologue au service d'archéologie préventive d'Amiens métropole. C'est elle qui, avec l'assistant de fouilles Julien Decayeux, est chargée de fouiller le troisième sarcophage de 162 centimètres de long.

Un insecte mouchard

C'est un jeu de patience. Le sarcophage est empli à moitié de terre. C'est donc à la cuillère, au pinceau et avec des instruments de dentistes que les os vont petit à petit voir la lumière du jour.

Pourquoi prendre autant de précaution ? «Tous les sédiments retrouvés à l'intérieur vont être tamisés, indique Julien Decayeux. On peut y retrouver des traces de végétaux, de tissus. » Et de préciser que des fragments de linceul ont ainsi été découverts dans le sarcophage d'enfant. Il faut donc retirer la terre mais en faisant bien attention de ne pas bouger les os. Autant que faire se peut.

Pourtant, il est facile d'observer que tous les os ne sont pas restés bien en place. Par exemple, des vertèbres ont pris quelques largesses avec l'anatomie humaine et, au lieu de se trouver bien alignées pour constituer la colonne vertébrale, on en retrouve quelques-unes déplacées à proximité de la clavicule gauche du squelette. Deux raisons à cela : la terre qui est entrée dans le sarcophage lorsque celui-ci a été éventré et les chocs engendrés par son transport récent de la citadelle à son lieu d'entrepôt actuel.



Julien Decayeux et Claire Favart.

Dans la terre, rien de bien passionnant ne sera retrouvé. Sauf un insecte. Mort, lui aussi. Et depuis longtemps. Cette petite découverte peut fournir des réponses sur les conditions d’inhumation de la personne «fouillée». «En fonction du type d'insecte, on apprend des choses sur la décomposition du corps, renseigne l'anthropologue Claire Favart. Certains insectes arrivent sur le corps cinq minutes après la mort, d'autres deux semaines après. On peut alors savoir si le couvercle du sarcophage a été refermé tout de suite ou pas.» L'insecte n'a pas encore été identifié.

Boîte non hermétique, mauvaise conservation

Le squelette est dans un piteux état. Surtout dans sa partie supérieure. «J'ai l'impression que le crâne est en miettes», commente Julien Decayeux après quelques nouveaux coups de pinceau. Il l'est. Du crâne, il ne reste presque plus rien. Tout juste quelques dents accrochées à la mandibule.

L'une des dents est d'ailleurs cariée. Pas trop étonnant pour l'époque. «Beaucoup d'individus ont les dents usées, abîmées», précise Claire Favart. Certes, les questions de santé bucco-dentaire ne bénéficiaient pas encore des mêmes considérations qu'aujourd'hui. Mais ce n'est pas la seule raison. «Les meules qui servaient à écraser le grain laissaient du sable et des petites pierres dans l'alimentation. Ça usait les dents prématurément. Et puis les dents servaient à beaucoup de choses, comme tenir des filets de pêche par exemple.»



Il reste quelques dents sur la mandibule.

Du crâne, on ne retrouve que des fragments épars. Pourtant, si le sarcophage avait été fermé hermétiquement et n'avait pas subi de dégradation, le corps aurait pu être conservé dans de très bonnes conditions. «Dans ces cas là, on peut retrouver des cheveux, de la peau, des vêtements.» Pas cette fois-ci. Le sarcophage retrouvé à la citadelle a laissé entrer l'oxygène.

L'oxygène, mêlé au plomb du sarcophage et aux jus acides de décomposition du corps, crée un mélange particulièrement corrosif pour les os. Cependant, la partie inférieure du corps a subi moins de dégradation. On peut même distinguer quelques restes de chair sur les tibias. Mais on est quand même très loin de l'aspect momie.

Après cette fouille minutieuse, les os seront prélevés par partie anatomique. Il s'agira alors de les analyser en détail afin d'y repérer notamment d'éventuelles traces de pathologies. C'est le travail le plus long et le moins visible de l'archéologie: le travail de laboratoire. Il prendra plusieurs années.

Plus de 600 tombes déjà fouillées à Amiens

Les 162 tombes découvertes à la citadelle ne sont pas les seules retrouvées sur le territoire amiénois. Loin de là. Sur le chantier de la caserne Dejean, plus de 180 sépultures gallo-romaines, datant aussi du IVe siècle, sont sorties de terre entre juin et novembre 2013.

Quelques années auparavant, plus proche encore de la gare d'Amiens, c'étaient plus de 300 individus qui étaient retrouvés. «Ces tombes dataient de la même époque que celles que l'on vient de fouiller, explique Éric Binet, spécialiste de l'antiquité et responsable des fouilles de la caserne Dejean. Mais c'étaient des tombes appartenant à un autre groupe ethnique et social.» Des Germains orientaux engagés par l'Empire romain comme mercenaires.



Sépultures gallo-romaines sur le chantier de la caserne Dejean (crédit photo: Amiens métropole).

En tout, plus de 600 tombes ont déjà été fouillées à Amiens. Mais comment le public amiénois peut-il se renseigner sur toutes les découvertes réalisées sur le territoire ? «C'est l'éternel problème !, reconnaît Éric Binet. On fait des journées portes ouvertes. Mais on manque souvent de temps pour publier quoi que ce soit. Pour vous dire : j'étais en charge des fouilles du Coliséum d'Amiens en 1992-1994, je n'ai réussi à publier les résultats qu'en 2010, dans la Revue archéologique de Picardie.»