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«Au départ, l'école est faite pour les garçons»

Le 06 November 2013
Entretien commentaires
Par Fabien Dorémus

Claude Lelièvre, historien de l'éducation.

La Ville d'Amiens vient de créer un kit pédagogique destiné à «agir sur les stéréotypes» à l'école. Au travers d'activités ludiques concernant les métiers, les jeux, les tâches ménagères ou l'Histoire, il s'agit de sensibiliser les enfants «aux rapports égalitaires entre les sexes», de «prévenir les comportements sexistes» et de «favoriser la réussite de tous, en levant les limites aux choix personnels et professionnels».

Toutes les écoles d'Amiens devraient avoir accès à ce kit pédagogique cette année. L'utiliseront-elles? Pour quelle efficacité? Un bilan devra être effectué. En attendant, Le Télescope d'Amiens a rencontré l'historien de l'éducation Claude Lelièvre. Cet Amiénois connaît bien la problématique. En 1991, déjà, il publiait Histoire de la scolarisation des filles, en compagnie de son épouse Françoise Lelièvre, alors déléguée régionale aux droits des femmes.



Métiers de femmes ? Métiers d'hommes ?

Ancien professeur à l'université de Paris-V, aujourd'hui à la retraite, Claude Lelièvre nous livre son analyse sur la pertinence de ce kit pédagogique mais, surtout, il revient sur l'histoire de la place des filles et des garçons au sein de l'école républicaine. Entretien.

Le Télescope d'Amiens: Quel regard portez-vous sur le kit pédagogique créé par la Ville?

Claude Lelièvre: Ce kit est intéressant mais il est potentiellement ambigu. Parce que le problème est de savoir ce que l'on va en faire. Les instituteurs, qui vont l'utiliser, peuvent aussi véhiculer des stéréotypes. S'il est mal utilisé, ce kit peu renforcer les stéréotypes.

Je vais donner un exemple que j'ai pu observer en maternelle. Une institutrice, à la fin d'une activité, dit aux enfants: «Il faut ranger maintenant». Elle se rend compte que seules les filles se mettent à ranger. Elle s'adresse alors aux garçons: «Regardez. Les filles rangent bien, elles. Faites pareil». Cette injonction est paradoxale car le garçon peut comprendre: «Pour faire bien, je dois être comme une fille». Ce qui ne lui convient pas forcément.

Alors comment lutter contre les stéréotypes?

Il faut montrer la diversité des comportements. Ne pas dire «les filles sont comme ci» ou «les garçons sont comme ça» définitivement. Par ailleurs, aujourd'hui, ça se dit de moins en moins, les stéréotypes ont tendance à s'effilocher avec la montée en puissance de l'individualisme.

Retournons en arrière. À la fin du XIXe siècle, l'école est rendue obligatoire en France. Quelle place y fait-on aux filles?

Avant de répondre à cette question, il faut remettre le contexte. À la fin du XIXe siècle, pour les Républicains, le principal problème n'était pas d'apprendre aux enfants à lire, écrire et compter comme aujourd'hui. Ils voulaient d'abord en faire des enfants républicains, c'est-à-dire opposés aux écoles catholiques qui placent Dieu au centre de leurs enseignements.

Pour les Républicains, l'avènement d'un Nouvel homme, différent de celui de l'Ancien régime, est nécessaire. Après la mise en place de ses lois et de ses institutions, la République ne peut tenir que si des mœurs républicaines s'imposent. L'école a donc pour mission de former les futurs électeurs et futurs soldats. Le régime voit sa survie dans l'école.

Or, à cette époque, les femmes ne sont ni électrices, ni soldats...

Au départ, l'école est faite pour les garçons. Mais on se dit que le ver sera dans le fruit si les femmes, qui officient dans la sphère privée, n'ont pas d'éducation républicaine. Le risque est qu'il y ait, à la maison, un discours moins républicain.

Les femmes sont alors considérées comme des médiatrices républicaines tandis que les hommes sont considérés comme des acteurs publics.

L'enseignement dispensé à cette époque est-il différent entre filles et garçons?

Les écoles ne sont pas mixtes. Elles ne le deviendront qu'à partir des années 1960. Il y a une école pour filles et une école pour garçons. Le mélange est uniquement possible en école maternelle, mais il y en a très peu, et aussi dans les écoles de hameaux. Mais ça reste marginal.

Dans les écoles pour garçons, ce sont des hommes qui enseignent; dans les écoles pour filles ce sont des femmes. La formation des enseignants n'est pas mixte non plus.

Mais les programmes sont les mêmes pour tous les enfants, sauf en ce qui concerne les travaux pratiques. En revanche, les manuels scolaires affichent clairement des stéréotypes filles/garçons. Ça marque la différence de destinées inscrite dans l'école républicaine. C'est d'ailleurs toujours inscrit.

Encore aujourd'hui, les manuels scolaires véhiculent les mêmes stéréotypes?

Il faut savoir qu'en France, depuis Jules Ferry, il n'y a pas de manuels scolaires d'État. Ce sont les éditeurs qui font les manuels et, ensuite, les enseignants choisissent. Et quand vous regardez de près les manuels, il y a peu d'évolution dans la place des femmes et des hommes.

Mais les choses sont en train de changer, grâce à l'arrivée du numérique. Un accord ministériel vient d'avoir lieu: il prévoit que du matériel pédagogique, réalisé en commun par les ministères de l'Éducation nationale et des Droits des femmes, soit mis à la disposition des enseignants.

Qu'a-t-il de particulier, ce matériel pédagogique?

Il contient quelque chose de nouveau. Car, jusqu'alors, quand on travaillait sur les stéréotypes sexistes, on ne travaillait que du côté féminin. Aujourd'hui, et l'Inspection générale le montre (voir le rapport ), il faut travailler des deux côtés.

[Le rapport de l'Inspection générale datant de mai 2013 conseille notamment aux écoles de «favoriser les témoignages de femmes et d’hommes exerçant une activité professionnelle atypique du point de vue de la division sexuée du marché du travail». Il ne s'agit donc plus uniquement de montrer aux femmes des «métiers d'homme», ndlr]

La mixité n'intervient que dans les années 1960 en France. Pour quelles raisons?

C'est un moment où il y a beaucoup de migrations à l'intérieur de la France, beaucoup de déplacements des campagnes vers les villes. La mixité n'a pas été réalisée pour interroger la place des filles et des garçons à l'école. Pas du tout. Cela a été fait pour des raisons économiques. On voulait alors créer des écoles à cinq classes, en finir avec les classes uniques. Ça permettait de faire des économies de postes.

Avant la mixité, on avait donc un mélange des âges mais une séparation des sexes. Après, on a eu un mélange des sexes mais une séparation des âges. C'est à ce moment-là que l'on commence à parler de «classe d'âge». C'est aussi la naissance d'une grande question pédagogique: cet élève est-il «en avance» ou «en retard»?

Ce mélange des sexes a-t-il eu un impact sur le sexisme?

Pas immédiatement. La mixité, compte tenu de sa motivation initiale, est apparue plutôt comme une occasion manquée. Il faudra attendre les années 1980 et la création du ministère des Droits de la femme pour que l'on commence à s'interroger vraiment sur la place des femmes à l'école. D'ailleurs, en mai 1968, on voit bien que les femmes ne prennent toujours pas la parole en public lors des manifestations. Aujourd'hui, c'est différent, ce sont de plus en plus souvent des filles qui sont porte-parole de mouvements lycéens.

Ce qui a changé aussi aujourd'hui, c'est que ce sont les filles qui ont les meilleurs résultats scolaires.

Elles ont de meilleurs résultats et l'écart avec les garçons ne cesse de grandir.

Du côté du retard scolaire, on constate que 14% des filles n'atteignaient, en 2009, pas le niveau de lecture considéré comme minimum pour réussir son parcours scolaire, alors que chez les garçons ce chiffre atteignait les 26%.

Même chose pour le baccalauréat [quel que soit le bac, ndlr]. Lors de la session 2011, les filles ont obtenu un taux de succès supérieur aux garçons: 76,6% de leur classe d'âge contre 66,8%. La différence est encore plus nette lorsque l'on s’intéresse uniquement au baccalauréat général (42,2% de la classe d'âge pour les filles, et 30,7% de la classe d'âge pour les garçons).

Les filles ont aussi davantage de diplômes du supérieur que les garçons; et pour la première fois elles sont aussi nombreuses que les garçons dans le troisième cycle [à partir de bac +5, ndlr].

Sait-on pourquoi les filles réussissent mieux?

Certains avancent l'idée que les filles se plient plus facilement aux us et coutumes de l'école. C'est une question de comportement. Les garçons sont généralement moins bridés à s'exprimer de manière corporelle, leur modèle reste souvent celui du cow-boy dans les westerns, un héros qui ne parle pas mais qui se bat.

Les filles ont peut-être de meilleurs diplômes mais elles n'ont pas de meilleurs boulots.

Elles «rentabilisent» moins bien leurs diplômes. Les filles ont moins d'ambition ou de confiance en elles. Du côté des ingénieurs, par exemple, elles sont moins nombreuses. Il faut dire que ce n'est pas forcément facile, pour elles, de se dire qu'elles vont faire un «métier d'homme». Il est toujours coûteux d'être minoritaire. Bien que cela commence à changer petit à petit.

Dans d'autres domaines, comme en droit ou en médecine, en un siècle la révolution a été totale. À mon époque [Claude Lelièvre a 72 ans, ndlr], il y avait moins de 20% d'étudiantes en médecine, aujourd'hui elles sont 60%. Dans la police aussi, les commissaires sont de plus en plus des femmes. Généralement, elles réussissent là où il y a des concours à passer, où l'importance du scolaire est le plus fort.

Mais ensuite, lorsqu'il s'agit d'évoluer dans une entreprise sans que cela soit sanctionné par un concours, ce sont les hommes qui s'en sortent le mieux.

Dans l'œil du Télescope

J'ai réaliser l'interview de Claude Lelièvre le vendredi 1er novembre. En septembre, j'avais assisté à la conférence de presse présentant le kit pédagogique créé par la Ville d'Amiens.