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Amiens: état des lieux après la gifle

Le 03 April 2014
Par Fabien Dorémus

Dans la majorité sortante, personne ne l'avait vu venir. Ou en tout cas, pas de cette manière. «La claque a été très violente pour tout le monde», résume Laurent Beuvain, membre du PCF amiénois. Vingt points d'écart au premier tour entre Brigitte Fouré et Thierry Bonté, et dix-sept points au second tour! Quelques jours après la défaite, l'heure est à l'interrogation.

«Pourtant, en moyenne, l'accueil était plutôt bon lorsque l'on faisait du porte-à-porte, signale Thomas Hutin, nouvel élu EELV d'opposition. Bien sûr certains habitants disaient en avoir ras-le-bol de n'avoir pas d'emploi, de voir les impôts augmenter mais ils ne distinguaient pas forcément le local du national. C'était une ambiance générale.»

Une ambiance de campagne plutôt morne, une «drôle de guerre», selon les mots de René Anger, nouvel élu PS d'opposition. «Pendant longtemps rien ne semblait se passer, relate-t-il. On ressentait l'apathie de la population. On croisait des gens qui ne voulaient pas discuter, qui n'y croyaient plus.»

D'autres ont eu la même impression, comme Lucien Fontaine, adjoint au maire sortant: «J'avais l'impression qu'il ne se passait rien. Les discussions c'était: "Tramway, pas tramway; poubelles, pas poubelles". Entre militants adverses, il n'y avait même pas de guerre de collage d'affiches.»

La gestion a remplacé la politique

Comme s'il n'y avait presque pas d'enjeu. «En même temps, la politique locale est devenue un oxymore, analyse de son côté Philippe Casier, du PS amiénois. Pour 80%, c'est devenu uniquement de la gestion.» Peut-être une conséquence de l'avènement des institutions intercommunales (comme Amiens métropole, par exemple) dans lesquelles le débat politique a été remplacé par la technicisation de l'action publique.

Quoiqu'il en soit, la défaite est là. Cuisante. «Je ne m'attendais pas à un score si sévère, souffle Christophe Porquier, vice-président EELV au conseil régional de Picardie. On ne dépasse même pas les 25% au premier tour! Je pensais qu'il y aurait une petite résistance du local par rapport au national.» À l'instar de cet élu, beaucoup à gauche estiment que «le résultat à Amiens est aux trois-quarts dû au contexte national».

Car la politique menée par François Hollande ne convainc visiblement pas les habituels électeurs de gauche. «Sur la politique gouvernementale, les gens disaient qu'ils ne voyaient pas la différence», poursuit Christophe Porquier.

D'autres habitants, parmi les plus pauvres, ont même vu leur situation sociale s'aggraver: «On a croisé une dame de 90 ans qui, jusqu'alors, n'avait jamais payé d'impôt de sa vie, raconte René Anger. Et cette année, elle a dû en payer pour la première fois!»

Remise en question locale

Dans la même veine, René Anger relate le mécontentement suscité par la refiscalisation des heures supplémentaires voulue par François Hollande: «Quelle que soit l'analyse macroéconomique qui justifie cette mesure, pour les gens ça fait quelques centaines d'euros en moins.» Que rien n'est venu compenser.

La défaite de la gauche amiénoise serait surtout le fait de François Hollande? Tout le monde n'est pas de cet avis. «Il faut arrêter, les raisons de la défaite sont locales à 70%, tonne Émilie Thérouin, ex-EELV et adjointe au maire sortant. Nous sommes tous responsables de la défaite.» Pour celle qui était en charge de la sécurité pendant le mandat de Gilles Demailly, la gauche amiénoise doit se remettre en cause.

Selon elle, «il y a eu un cumul d'erreurs de calendrier durant la dernière année, ce qui est normalement du ressort du cabinet du maire». Et de citer notamment l'augmentation brutale de la Cotisation foncière des entreprises (CFE) juste avant les élections ou le bouleversement des réseaux de bus.

Par ailleurs, Émilie Thérouin estime que le bilan du mandat 2008-2014 n'a pas été réalisé ni «incarné par les élus». Pour le socialiste Didier Cardon aussi: «Le bilan n'a pas été fait, partagé et porté politiquement. Les points d'ombre n'ont pas été débattus». Même son de cloche chez le communiste Laurent Beuvain: «Pourtant, le bilan est bon. Nous n'avons pas menti, et 80% de ce que nous avions promis en 2008 a été réalisé».

L'erreur des transports

Mais selon Didier Cardon, le projet de tramway a été un élément perturbateur de la campagne: «Dès le début de la campagne il fallait dégager le tramway en proposant un référendum.» Pour celui qui est aussi conseiller régional, la majorité sortante a été «à front renversé» sur la question des transports, avec «une gauche qui était favorable à la gratuité des bus et un centre favorable au tramway».

Ce raté de la liste «Osons Amiens» sur la question des transports est-il le symbole d'un manque de contact avec la population? En tout cas, certains remarquent un réel problème de proximité: «On a fait une erreur majeure, reconnaît Laurent Beuvain, c'est d'avoir foutu en l'air les comités de quartiers et les adjoints de secteurs alors qu'il aurait surtout fallu améliorer le système.» Et d'ajouter: «On s'est planté aussi sur les DSP [délégations de service public, ndlr] des bus et des parkings.»

Visiblement, l'équipe sortante a eu du mal à s'ouvrir vers l'extérieur: «Le maire ne dit pas bonjour», a souvent été entendu lors des porte-à-porte. Un symbole. «Mais pendant tout le mandat, on s'est aussi coupés des militants politiques et de la gauche citoyenne», regrette Émilie Thérouin.

Des élus pointés du doigt

Certains pointent aussi ce qui ressemble à des erreurs de casting sur la liste Osons Amiens. Et de citer, chaque fois sous couvert d'anonymat, les époux Lec «dont les pratiques clientélistes rebutent une bonne partie de la gauche» ou Lucien Fontaine «qui ne peut plus faire un pas dans certains quartiers sans que les jeunes lui jettent des pierres».

Et maintenant? «Le PS local doit se reconstruire complètement, avance Didier Cardon, parce que dans la campagne on a aussi manqué de forces.» Un sentiment partagé par Christophe Porquier: «Nos effectifs sont trop faibles à EELV. Or, dans les partis qui ont vocation à transformer la société, on ne peut pas se priver de ça.»

Le faible résultat de l'alliance PS-PCF-EELV à Amiens questionne aussi lourdement la stratégie électorale. «Quand on voit les scores d'EELV à Lille ou à Grenoble, on se pose des questions, forcément», indique Thomas Hutin. À Lille, la liste EELV a recueilli 11% au premier tour. Et à Grenoble, le candidat écologiste, allié au Parti de gauche, a tout simplement conquis la mairie.

Les bons scores d'EELV... sans le PS

«Des listes EELV autonomes ont aussi réalisé de bons scores à Rouen, Nantes ou Paris, note Christophe Porquier. Et il est vrai que le vote sanction à l'égard du PS a emporté indistinctement tous ceux qui s'étaient alliés à lui. Cependant, à Amiens nous n'avons aucun regrets. Avec Thierry Bonté, nous étions d'accord sur le programme et il a été un bon candidat.»

Du côté des communistes, aucun regret non plus. Pour rappel, il y a quelques mois le PCF amiénois avait décidé l'alliance avec le PS plutôt que la conduite d'une liste Front de gauche autonome. «Je ne regrette pas ce choix, indique Laurent Beuvain. À l'époque on savait que, quoi qu'il arrive, Cédric Maisse [candidat «Aube nouvelle», allié au Parti de gauche, ndlr] allait se présenter pour tenter d'exister. Et d'un autre côté, il y avait le diktat du Parti de gauche qui disait: "Tout sauf le PS", ce n'était pas possible.»

Pour Laurent Beuvain, pas de doute, «on va se revoir avec le PG et tous les partenaires du Front de gauche. Il faut relancer la machine sur les nouveaux débats et les nouvelles échéances qui sont devant nous.»

Au PCF, comme au sein de tous les partis de gauche mis K.O. par les élections municipales, le temps semble à la remise en question, que beaucoup espèrent profonde et sincère. Les débats ne font que commencer.

Dans l'œil du Télescope

Pour écrire cet article je me suis entretenu mardi par téléphone avec une dizaine de personnes. En une, la photo est issue de la soirée de présentation des colistiers d'Osons Amiens le 19 février dernier.