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Agriculture: 2600 emplois portés disparus

Le 18 December 2012

«Oh la vache!»

Lorsque l'on discute avec les deux «chargées de mission emploi» de la Chambre d'agriculture de la Somme, Claire Lobbé et Anne Hotte, c'est la stupéfaction: «Vraiment, ça m'étonne! Nous, on ne ressent pas cette baisse de l'emploi. Nous aidons les agriculteurs à trouver de la main d'oeuvre, et la demande est stable d'année en année».

Tout aussi surpris le président du syndicat d'exploitants, Jeunes agriculteurs (JA) de la Somme, Marc Hossart: «Je suis étonné par vos chiffres. Ce que l'on ressent, c'est que le monde agricole recrute.»

C'est un fait, la profession agricole recrute dans le département. Chaque année, une centaine d'agriculteurs se tourne vers les services de la Chambre d'agriculture de la Somme pour recourir aux services d'un vacher ou d'un chauffeur d'engins agricoles. La demande est relativement stable d'année en année: 146 employeurs ont sollicité les services de la Chambre d'agriculture en 2008, 139 en 2011.

L'équivalent de la fermeture de Goodyear et Dunlop

L'agriculture recrute, oui. Mais le gisement d'emplois, lui, diminue. En 2000, l'agriculture samarienne employait 11 132 unités de travail agricole (UTA) - l'équivalent temps-plein agricole - contre 8 548 en 2010. Ce sont plus de 2 600 emplois agricoles qui ont disparu en une décennie, nous dit le recensement agricole établi par le ministère de l'Agriculture.

Par comparaison, c'est comme si les usines Goodyear (1 300 emplois) et Dunlop (1 000 salariés) réunies, ou l'ensemble des centres d'appels de la Somme (2 500 emplois) avaient fermé leurs portes.

Ces travailleurs samariens qui manquent à l'appel, ce sont à la fois les agriculteurs et leurs familles (-25% d'UTA entre 2000 et 2010) et leurs salariés (-10,7% de salariés permanents et -33,6% de salariés occasionnels).

Si l'agriculture recrute toujours, comme le répétait Christiane Lambert, vice-présidente de la FNSEA pendant le dernier Salon de l'agriculture, elle emploie globalement de moins en moins de travailleurs.

La campagne samarienne se «céréalise»

Lorsqu'on évoque ces 2 600 emplois disparus, Daniel Quiévreux, responsable qualité et macro-économie à la Chambre d'agriculture de la Somme, est d'abord étonné, mais il a quelques explications à fournir.

«C'est relativement simple. À l'exception des pommes de terre, presque toutes les productions à forte valeur ajoutée, lait, porc, endives, sont en diminution dans la région.»


Daniel Quiévreux, de la Chambre d'agriculture de la Somme

C'est ce qu'il appelle la «céréalisation» du département. «Les agriculteurs simplifient leurs exploitations et privilégient le blé et les oléoprotéagineux qui garantissent des revenus élevés ces dernières années.» Il y avait, en 2010, 5000 hectares de céréales de plus qu'en 2000 dans la Somme (+2%). Hélas, cette production nécessite peu de main d'oeuvre.

Petite comparaison. Les fermes françaises qui produisent à la fois des céréales et produits d'élevage emploient en moyenne 2 unités de travail agricole (UTA) pour une surface moyenne de 103 hectares. De même, les fermes dites de «cultures générales» qui produisent des pommes de terre ou des légumes de plein champs emploient 2,1 UTA pour 115 hectares en moyenne. Tandis que les fermes spécialisées en céréales et oléoprotéagineux n'emploient en moyenne qu'1,2 UTA pour une surface moyenne de 122,8 ha. Deux fois moins!

«La céréalisation est une tendance lourde dans le département», observe Daniel Quiévreux. Entre 2000 et 2010, la part d'exploitations spécialisées en grandes cultures (céréales, oléagineux, betteraves) est passé de 47% à 57%, selon le recensement agricole 2010.

La ferme Somme s'appauvrit

La «céréalisation», cela signifie aussi l'appauvrissement du territoire, regrette Daniel Quiévreux. «car les céréales et oléagineux sont des cultures extensives». Comprendre: elles produisent peu de valeur à l'hectare.

Les économistes du ministère de l'Agriculture mesurent cela à la Production brute standard (PBS). Celle de la Somme a baissé de 2,6% entre 2000 et 2011, ce qui signifie que les agriculteurs samariens de l'an 2000 pouvaient produire 23 millions d'euros de plus que ceux de 2010.

Et pour cause, les surfaces de la plupart des cultures à forte valeur ajoutée ont chuté dans le département selon le recensement agricole. Betteraves: -800 hectares. Pomme de terre fécule: -1 600 hectares. Semences graines: -1 000 hectares. Racines d'endives: -1 100 hectares.

Ces cultures sont exigeantes et très rémunératrices, mais techniques et gourmandes en investissements et en main d'oeuvre. Elles sont aujourd'hui l'affaire de fermes toujours plus spécialisées et de moins en moins nombreuses.

Le lait est plutôt victime de la désaffection des agriculteurs, comme nous l'expliquions dans une précédente enquête et se concentre également sur des fermes plus en plus importantes. «Quand je suis arrivé dans la région, dans les années 80, il y avait 4 000 éleveurs laitiers, note Daniel Quiévreux. Aujourd'hui, il y en a 1 000. C'est de la valeur ajoutée qui fout le camp!»

Les agriculteurs produisent plus, les cultivateurs s'enrichissent

Le paradoxe, c'est que les agriculteurs y trouvent globalement leur compte. Ils sont toujours moins nombreux et de plus en plus spécialisés, mais produisent chacun de plus en plus de valeur. La PBS produite par une unité de main d'oeuvre est passée de 78 000 à 98 930 euros (+27%) durant les années 2000.

Améliorer sa productivité, augmenter les surfaces de céréales sans embaucher? En céréales, rien de plus simple. «Si vous passez de 80 à 120 hectares, il suffit de racheter un semoir plus large et une charrue avec plus de socs», explique Marc Hossart, président des JA. 

Même si la céréalisation a une rôle fort dans la région, l'augmentation conjointe des surfaces et de la productivité par exploitant reste une source majeure des pertes d'emploi. Pour rappel,  alors que le nombre d'emplois agricoles baissait, la surface moyenne des exploitations samariennes est passée de 71,2 à 87,4 hectares (+22,7%).

Hélas, le travail est inégalement récompensé dans les revenus comme l'a noté le ministère de l'agriculture. Les céréaliers (72 000 euros avant impôts) et polyculteurs (79 800 euros) gagneront en 2012, deux à trois fois plus que leurs collègues éleveurs laitiers (26 500 euros).

Vincent, vacher au chômage dans trois mois

Un que ça n'étonne pas, c'est Vincent (nom modifié). Vacher de profession depuis 12 ans, il habite et travaille dans un village de 200 âmes, voisin de Péronne.

Il pensait que la ferme où il travaille actuellement, une exploitation agricole de 120 hectares de céréales et d'élevage laitier, serait la dernière, qu'il y finirait sa carrière. Et bien non.

En septembre, son patron lui a annoncé qu'il arrêterait l'élevage en mars prochain. Plus de place pour le vacher: «Je ne lui en veux pas. Comme ça, il aura son dimanche. Comme le blé est bien payé ces dernières années, il ne veut plus s'embêter. Il ne gagnait pas d'argent avec le lait et puis moi j'étais démotivé».

Au printemps, Vincent viendra s'ajouter au 2 600 emplois agricoles portés disparus dans la Somme. Pour lui, l'élevage laitier, c'est fini. Marre, rincé.

«Bientôt il n'y aura plus rien»

Vacher dans un petit village, ce n'est pas tous les jours facile. «Je ne veux plus faire ce boulot, il n'y a pas de contact humain. Je n'ai pas d'amis, trop d'horaires, une vie vide. Je travaille seul toute la journée. Je veux un métier où je rencontre plus de gens». Vincent s'est renseigné auprès de Pôle emploi, il voudrait travailler chez Bonduelle. «Il m'ont dit de déposer un dossier, mais pas avant mai 2013. Les usines par ici, il n'y a pas grand chose».

Après son départ, ce petit village du Santerre sera presque mort. «Dans le village, c'était la dernière ferme avec des vaches. J'étais la dernière personne à travailler dans la commune, avec l'employé communal. Bientôt il n'y aura plus rien.»

La nouvelle PAC devrait accélérer le processus

L'avenir ne promet pas de changement pour l'emploi agricole dans la Somme. «La céréalisation restera une tendance lourde dans le département», assure Daniel Quiévreux.

Pire, la réforme de la Politique agricole commune (PAC), promise pour 2013-14, ne semble pas aller dans le bon sens. «Quand on regarde les projets de PAC, ça se résume à la dérégulation des marchés et la fixation d'une prime unique à l'hectare», regrette Marc Hossart, le président des Jeunes agriculteurs de la Somme.

En effet, les premières propositions de la Commission européenne portent notamment sur une «convergence» des primes par pays ou région. Une large partie des subventions de l'Europe ne serait plus liée à la production, mais uniquement à la zone géographique de l'exploitation. Qu'ils produisent du lait, de la pomme de terre ou du blé, les agriculteurs toucheraient un montant fixe à l'hectare.

«Cela condamnerait toutes les productions forte valeur ajoutée. Lait, betterave, lin, fécule», prévient le jeune syndicaliste. «Ce sont des productions qui font travailler du monde, c'est non négligeable. Il faut qu'il y ait une différence économique à faire de la fécule, sinon on sera tous des polyculteurs».

Les agriculteurs éliront leurs représentants professionnels en janvier prochain, lors des élections aux Chambres d'agriculture. Reconduiront-ils leur président départemental actuel, Daniel Roguet (Fdsea), après un tel bilan?